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Goanna massacre – épisode 22

Publié par le 25 mai 2024

 

Le soleil en route vers son zénith écrase le monde.
Le sable
est pourpre.
Figés dans ce
t univers de braise, Grandma Jackson, la vieille femme aborigène nue, maigre, toute d’os pliés et le grand lézard sur son
autel de roche blanche ne se quittent pas des yeux.

Prient-ils ?
Pas tout à fait, mais leur communion a quelque chose de mystique. De cosmique. Un phénomène surgi de la grande obscurité d’avant la nuit des temps, nourri de forces endormies depuis tant et tant de siècles que nul être humain ne s
e souvient même qu’elles existèrent.
Pensent-ils ?
Non. Pas au sens qu’on accorde d’ordinaire à ce terme. Il n’y a pas de mots, même silencieux entre eux. Ce sont d’impalpables volutes qui vont et viennent entre deux esprits, celui de l’animal, en ce moment devenu monstre, vecteur de forces terribles, et celui de la vieille femme,
à cet instant magicienne.
Sorcière.
Sainte.
Shaman, ou tout autre pauvre mot que le dérisoire vocabulaire humain a su trouver à travers les âges…

Entre leurs regards, invisibles mais pourtant présentes, comme autant de vibrations de l’air brûlant, défilent les images de l’enfer qui s’est abattu sur Jarra-Creek, à cinq ou six miles de là, proche et pourtant, sur un autre plan, si éloigné d’eux.

Ils voient.

Ils voient la danse de mort du berger Greg Pastorius dans son trou de roche, ses boots qui piétinent follement les cailloux, ses mains larges et dures de travailleur de force tenter vainement d’accrocher la peau luisante du goanna qui lui dévore la gorge.
Ils voient. Ils entendent ses jurons paniqués se muer en gargouillements d’agonie.
Ils entendent le vieux poteau électrique sur le côté de la Wellington road grincer comme un tronc d’arbre cédant sous la scie des bûcherons. Ils
observent la masse grouillante des goannas identiques s’amonceler à sa base et grimper, grimper, grimper, jusqu’à le submerger. Ils entendent le frottement des mille peaux d’écailles les unes contre les autres, les claquements des mâchoires impatientes, les cinglements de fouet des queues survoltées.
Ils contemplent la carcasse obèse de Dimitri Skafias dévorée dans la semi obscurité de son ancien atelier, ils voient et ils entendent le ballet bruissant des mouches au-dessus de sa charogne.
Ils voient les visages décomposés d’horreur de Jenssen et de Maugham, les deux employés du ranch Double K,
découvrant la scène, ils entendent les hurlements de souffrance et d’extase de l’infirmière Margaret Hall, ils voient sur le lit d’infirmerie la forme du grand corps sans vie de l’Aborigène assassiné sous le drap bleu ciel devenu son linceul.

Johnny Hereford.
Bien que tout son être soit accaparé par l’âme du grand lézard, Grandma Jackson parvient à se souvenir. Confusément. Par bribes. Comme les bribes de paysages que laissent comme à regret entrapercevoir les déchirures d’une brume.
Il s’appelait Johnny Hereford.
Il était son arrière petit neveu, à elle, Grandma Jackson. Fils de la fille du fils d’une nièce disparue il y a bien longtemps.
Il n’avait pas encore vingt ans.
Un corps de géant. L’esprit d’un enfant de cinq ans.
Il avait bu. Beaucoup. Et vite, une goulée en appelant aussitôt une autre, chaque récipient vide dans sa main remplacé par un autre, gobelet de carton, boîte de métal, bouteille de verre. Bu de ces liquides qu’on apporté les Blancs avec eux. De ces alcools qu’ils distribuent à profusion et dont ils s’enivrent eux-même, comme s’ils ne désiraient pour direction de leur existence que la confusion, la joie idiote, la folie et la haine aux poings violents.
Il avait bu et, soudain, dans son âme d
e gosse, il avait décidé qu’il ne voulait pas obéir aux ordres ni aux panneaux qui lui interdisaient la salle de bar pleine de lumière et de rires gras.
Il était entré.
Et les Blancs
de Jarra-Creek
l’avaient tué pour ça…

Le soleil flambe, le sable saigne.
Entre le mufle effilé de la bête et le nez épaté de la vieille femme, séparés par un vide d’à peine la largeur de deux mains, naissent et ne naissent pas, se dessinent sans être vus, défilent et se déforment et se reforment des tableaux qui n’existent pas et pourtant sont là, jaillis de temps encore plus anciens que les évènements de la veille.

Des hommes et des femmes à la peau noire, longs et maigres, seulement vêtus de pagnes qui pendent devant leurs sexes. Ils sont vingt. Trente. Quarante, peut-être. Le plus vieux est courbé par les ans et sa crinière grise lui tombe sur le visage. La plus jeune n’est pas encore une adolescente.
Tous montrent des faces déformées par une peur abjecte, qui les oblige à danser sur place, d’un pied sur l’autre. Les hommes adultes brandissent d’immenses et fines sagaies qui s’entrechoquent dans des bruits de crécelle.
Devant eux s’alignent d’autres hommes. Ceux-là sont vêtus de toile beige, coiffés de chapeaux de feutre, les uns plats, les autres ronds, et chaussés de larges brodequins de cuir. Certains ont au poing de longs colts à barillets. D’autres tiennent des carabines dans la saignée du bras. Tous arborent, dévorant la peau livide de leurs visages, des barbes broussailleuses et poudreuses de la poussière du bush, qu’ouvrent comme des plaies des rires moqueurs et de cruels sourires.
L’un d’eux se trouve en avant des autres. Il rit et il crie plus fort.
Rien ne le dit, mais on sait qu’il se nomme Kyle Kayes, premier du nom, que tous surnomment
« Kaiser« , en référence au roi brutal d’un lointain pays d’hommes blonds.
Il y a des cris
, du tonnerre, des flammes qui sortent des canons, de lourdes fumées à l’odeur âcre.
Les hommes, les femmes et les enfants à la peau noire sont couchés les uns sur les autres, maintenant. Derrière leur amas de membres et de torses, que ponctue ça et là un
e
face aux yeux révulsés, les hommes barbus posent fièrement. Tous arborent en évidence leurs armes. Certains ont un pied chaussé de gros cuir posé sur un cadavre.

Et puis ce sont d’autres hommes barbus qui boivent et trinquent et rient et se montrent les uns aux autres des oreilles séchées devenues grisâtres et des testicules d’hommes réduits à la taille de grains de raisins…

Des alignements de têtes d’hommes fichées sur des piquets de clôture, avec devant des enfants en uniformes d’écoliers qui, en rangs, sourient à l’objectif d’un photographe sous la surveillance d’un pasteur vêtu de noir…

Et puis c’est encore un de ces hommes-là, qui ressemble à Kyle Kayes, le Kaiser, plus jeune, les yeux masqués par des lunettes noires d’aviateur. Accoudé à la portière ouverte d’une voiture tout-terrains, il surveille le travail des bergers autour d’un troupeau de brebis au loin, tout en roulant distraitement une cigarette d’un tabac qu’il tire d’une blague faite d’un sein de femme tanné…

Et puis, encore et encore, des hommes blancs en uniforme de police qui frappent à coups de matraque des hommes noirs qui pleurent. Et puis encore et encore et encore des femmes blanches qui giflent des femmes noires en sifflant des insultes…

Et le soleil brûle cette partie du monde et le sable n’en finit pas de rougeoyer.

(À suivre)

 

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