La baie vitrée et le volet de la lucarne cédèrent en même temps. Les coups de boutoir des goannas suicidaires finirent par fendre le verre en quatre morceaux qui se fracassèrent au sol en milliers d’éclats. La trappe par où les Aborigènes commandaient leurs boissons s’effondra simplement, gonds arrachés, laissant la voie libre à un déluge de goannas, comme une cargaison de charbon s’écoule par un soupirail.
Une autre légion de monstres escalada le rebord de la fenêtre et sauta à l’intérieur.
Mary-Maud hurla.
paniquée, elle laissa tomber le large couteau qu’elle tenait en main et se pressa les deux paumes sur les tempes, tandis que ses yeux écarquillés contemplaient tour à tour les spectacles des horreurs qui se déroulaient de tous les côtés.
Desjoyaux, le plus proche de la fenêtre, était bousculé par le flot des monstres. Il tombait en arrière, submergé sous le nombre, sans même tirer un coup de son fusil à canon scié. Des mouvements confus s’ensuivaient. Il parvenait à se relever. Assis, il contemplait, ahuri, les deux moignons sanglants qu’étaient devenus ses avant-bras. Puis il était de nouveau avalé par la multitude.
Krista, la femme revêche, avait laissé tomber sa batte de baseball. Elle tentait désespérément et en vain, d’écarter les mâchoires du goanna qui, dans un bond prodigieux, avait sauté jusqu’à sa gorge. Elle aussi tombait bientôt, émettant en dernier son un gargouillis infâme.
L’homme poilu, le patron du bar, tirait de sa main valide, au jugé, dans le fleuve de reptiles qui lui tombaient dessus. Il vidait son chargeur. Puis il restait là, immobile, hébété, son arme inutile au poing. Une des bestioles sautait en l’air et s’accrochait à son épaule, dont elle dévorait un large bout. Une autre le mordait à l’entrejambe et, d’une seule torsion, le castrait, faisant jaillir un geyser de sang. L’homme tombait en hurlant et disparaissait à son tour sous les pattes des lézards.
Une main puissante saisit Mary-Maud par l’épaule.
La femme blonde.
Mila.
Livide d’avoir vu son mari mourir d’aussi atroce manière, une grimace de haine lui déformant les lèvres.
Elle projeta plus qu’elle ne poussa la jeune femme vers l’escalier.
– Monte ! La chambre ! Enferme-toi !
Affolée, incapable de la moindre pensée cohérente, Mary-Maud gravit quelques degrés.
Mila s’était postée en bas des marches, le fusil-mitrailleur à la hanche, protégeant sa fuite.
Pourquoi ?
La femme blonde essayait de la sauver. Se sacrifiait, même. Mais pourquoi ?
Qu’avait-elle rétorqué à son mari qui lui reprochait de l’avoir laissé entrer dans le pub ?
– J’ai pensé que c’était ce qu’il fallait faire.
Quelque chose comme ça…
Mila tira une longue rafale en cercle. Des bêtes volèrent en arrière, l’une d’elles proprement coupée en trois, chaque partie crachant du sang noir.
Le flot parût s’immobiliser un instant, comme hésitant.
Puis les goannas reprirent leur progression, de leur pas mécanique, indifférents à tout. Une armée de robots obtus en forme de lézards géants.
La femme tourna la tête, hurla par-dessus son épaule :
– MONTE !
Un goanna l’attrapa par une cheville. Déséquilibrée, elle tomba en arrière, tirant une nouvelle rafale qui se perdit au plafond. Sa nuque heurta durement le rebord de la première marche. Les bêtes l’attirèrent à elles. Elle disparut sous le flot.
Mary-Maud n’hésita plus, gravit l’escalier en courant.
D’un coup d’œil jeté en arrière, elle constata que l’armée la prenait en chasse. Un tapis continu de peaux sombres que soulevaient des vagues.
– VITE ! S’exhortait-elle.
Le palier.
La porte de la chambre.
Elle se jeta dessus. L’ouvrit. Entra dans la pièce. Referma. Il y avait un verrou en hauteur. Elle le poussa. Il y avait une clé dans la serrure. Elle l’actionna aussi.
Un bon moment, elle resta ainsi, le front contre la porte, la poitrine essoufflée, geignant de trouille à chaque expiration.
Puis, elle se redressa, les sourcils froncés.
Intriguée.
Elle s’attendait à ce que la porte tressaute sous les coups de boule de ces saloperies. Ou bien à entendre leurs griffes racler le bois.
Mais…
Rien.
Le silence s’était abattu sur le bâtiment.
Sur toute la ville, même…
Elle n’osait pas ouvrir la porte. Pas encore. Elle alla à la fenêtre, observa la rue.
Des goannas partout, en grappes ou isolés.
Tous immobiles.
L’un d’eux s’était figé alors qu’il mâchait un cou de pied de Marilyn. Il le tenait encore dans sa gueule, les pattes à demi pliées, la queue dressée en arc de cercle.
En bas, devant la baie vitrée, la masse de ceux qui s’apprêtaient à envahir la salle était paralysée dans son élan.
Les observant lieux, Mary-Maud se rendit compte qu’ils perdaient de leur consistance. Leurs contours devenaient moins net, comme si elle les regardait par l’objectif mal réglé d’un appareil photo.
Une vague d’espoir insensé déferla en elle.
– Est-ce que ce serait fini ? pensa-t-elle. Impossible !
Mais pourtant, l’enculée de bestiole qui avait entrepris de croquer le pied de sa copine se troublait lui aussi.
Il fondait, comme du bitume sous la flamme.
Après être restée un long moment appuyée le dos au mur, les yeux fermés, trempée de sueur, quand son souffle eût repris un rythme presque normal, Mary-Maud se décida à ouvrir la porte de la chambre.
Les goannas étaient immobiles sur le palier et sur les marches. Leurs contours se dissolvaient rapidement. Ils devenaient flous. Il n’était pas difficile de comprendre qu’ils allaient bientôt disparaître. Complètement.
Comme si tout ça n’avait été qu’un cauchemar.
Qu’est-ce que ça avait été d’autre, d’ailleurs ?
Elle distingua en bas des marches le corps de la femme blonde, constellé de blessures sanguinolentes.
Elle ne descendit pas. Elle ne voulait pas la voir.
Ni elle, ni les autres.
Plus tard…
Elle se retourna et tituba jusqu’au lit des Bersikovic, s’y allongea et se replia en chien de fusil, les bras autour des genoux.
Elle ne voulait pas penser.
Elle voulait cesser de pleurer dans son cœur son amie morte.
Elle ne voulait se souvenir de rien.
Elle voulait juste dormir.
Sans rêves. Sans peur. Sans lézards monstrueux.
Dormir.
Dormir…
(À suivre)