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Goanna massacre – épisode 05

Publié par le 13 janvier 2024

 

Les rares cheveux hérissés, les trois mentons mous couverts d’une barbe négligée, seulement vêtu d’un caleçon grisâtre à peine visible, caché qu’il était sous les bourrelets dégoulinants de sa graisse, Dimitri Sfakias se tenait sur le pas de sa boutique, une gamelle de plastique emplie de granules rose vif à la main.
– Pfit pfit pfit ! appelait-il en sifflant. Pfit, pfit, Guardian, viens mon chien !…
D’ordinaire, Guardian, pour qui la cérémonie de la gamelle était aussi sacrée que la communion à l’église pour un dévot, surgissait de sa niche à l’entrée de la station dès qu’il entendait battre la la porte-moustiquaire tordue.
Ou plutôt il se traînait péniblement hors de sa niche, arc-bouté sur ses pattes avant, traînant ses postérieures rongée par l’arthrite, ce qui était désormais la façon d’accourir du grand doberman rouge, naguère terreur des gosses de touristes.
– Pfit, pfit, viens mon chien, viens mon beau ! insista Sfakias.
Qu’est-ce qui lui prenait , à ce satané clébard ? Une envie subite de fuguer ? De chasser la chienne en chaleur ? Avec son arrière-train foutu ?
– Pfit, amène-toi, bouge de con ! insista encore l’homme.
Puis, rien ne venant, il plia prudemment les genoux et posa la gamelle au pied de la porte en marmonnant :
– Ben quand t’auras faim, tu trouveras bien le chemin…

De retour à l’intérieur, il propulsa avec force ahanements ses cent trente-deux kilos derrière le comptoir délabré, ouvrit la porte de métal chromé du frigo, se saisit d’une boîte de Four-X et la dégoupilla d’un index tremblant.
(Cogne, le Grec, vas-y!)
Il secoua brièvement la tête, l’air du type qui chasse une pensée désagréable, et s’envoya avidement cinq goulées de bière glacée au fond de la gorge.
Il se tint un moment immobile, la boîte jaune et rouge brandie à hauteur de sa large face molle, le regard égaré, la bouche ouverte, puis laissa bruyamment jaillir le rôt qui montait de son bide.
– Fuuuuuuuck me !
Une vague expression de soulagement et de satisfaction se peignit sur ses traits gras. Il répéta l’opération.
Lampée de bière.
Éructer.
Fuck me.
De l’avis du gros Dimitri, rien de tel qu’une Four-X glacée pour combattre la gueule de bois. On pouvait lui faire confiance sur ce point, vu qu’il s’appliquait le remède quasiment chaque matin.

Sur le comptoir encombré de paperasse, à côté d’une antique caisse enregistreuse grise, un petit four à micro-ondes graisseux vrombissait, réchauffant sur son plateau un hot-dog surgelé « magnum size » dont le cellophane hâtivement déchiré traînait par terre en compagnie d’autres emballages.
Le hot-dog magnum, souvent suivi d’un deuxième, souvent aussi arrosé d’une seconde bibine, constituait l’autre volet des cures matinales de Sfakias contre le malaise post-éthylique.
– Ding !
Il ouvrit le four, en tira le pain mou aux deux extrémités duquel pointaient les bouts rouge agressif d’une saucisse industrielle, l’arrosa tout au long d’un niagara de moutarde jailli d’un flacon de plastique à l’embouchure couverte de sauce durcie, puis, satisfait du résultat, porta le sandwich à sa bouche et mordit dedans.

Pendant plusieurs minutes, le gros homme mastiqua, faisant passer chaque bouchée d’une rasade de Four-X, les yeux vides coincés dans leurs bourrelets de graisse, contemplant sans vraiment le voir le triste décor de son existence.
Les étagères maigrement remplies de pièces mécaniques, d’assortiments d’ampoules, de courroies, de bougies d’allumage dans leurs boîtes de carton, de balais d’essuie-glaces…
Les murs d’un vert délavé, décorés d’affichettes publicitaires et d’un vieux calendrier où, sur la page d’un lointain décembre, une brunette en courte veste de père noël et bonnet rouge à pompon blanc écartait les cuisses et suçait son pouce en ayant l’air de trouver ça divin…
Le bac à crèmes glacées vide, hors d’usage, au capot de plastique fermé par deux bandes de ruban adhésif en croix…
Le climatiseur d’un modèle ancien encastré dans le mur, qui exhalait un ronronnement sonore de tondeuse à gazon derrière lequel on devinait des cliquetis de pièces défectueuses en train de lâcher…
(À toi, le Grec, le poing bien serré !…)
Enfin la vitrine qui lui faisait face, occupant toute la façade, presque opaque, couverte de poussière rouge qui s’était solidifiée en croûte dans les coins. Au-delà se laissaient à peine deviner le terre-plein de ciment fendillé par endroits, les formes des trois pompes à essence dont une seule était encore en service et, plus loin, de guingois sur ses deux pieds rouillés, le panneau métallique terni de poussière qui s’obstinait à proclamer : « Jarra-Creek – Gas Station – Welcome »…
(Frappe !… Fuck, Dimitri, t’es un homme ou quoi ?…)

Quatre ans plus tôt s’était tenue l’inauguration, par une bande de pingouins du gouvernement, de l’Interstate 6, à une centaine de kilomètres au nord. Et depuis, l’heureux propriétaire de la station-service de Jarra-Creek, Dimitri Skafias, qui naguère nourrissait cinq employés, accueillait chaque jour une bonne vingtaine de « road-trains » à trois, cinq, parfois même huit remorques, abreuvait leurs réservoirs de milliers de litres de carburant, fournissait à leurs chauffeurs sandwiches et boissons fraîches et même, à l’occasion, réparait les pannes de moteurs dans l’atelier mitoyen, se retrouvait l’un des connards de l’histoire.
Heureux possesseur d’une affaire devenue invendable, il ne fournissait plus d’essence qu’aux Aborigènes du patelin, pour leurs vieilles guimbardes rafistolées, avait licencié son personnel, allez vous faire voir ailleurs, merci et bonne chance, et fermé sa boutique, désormais réservée à son seul usage.

Dimitri aurait pu partir.
D’autres l’avaient fait.
Mais près de vingt ans passés dans ce coin reculé de l’outback avaient endurci son âme, comme enrobée d’une carapace de solitude, le rendant inapte à la vie citadine.
Il n’avait pas de famille en Australie, ayant immigré seul de sa Grèce natale en 1952, et un cancer de la moelle avait emporté son unique amour, Éléni, en 1984.
Il avait accumulé assez d’argent pendant quarante ans de bons services en tant que pompiste-mécano-serveur pour se faire livrer chaque mois de Mount Elizabeth assez de vivres, solides et liquides, et de diesel pour maintenir sa dernière pompe en service. Factures payées, il lui restait encore de quoi payer ses cuites du week-end chez Bersikovic.
(Ce moricaud ! Apprends-lui le respect ! Cogne, bon dieu!)
Alors…

Alors, il crèverait là, debout, hot-dog à la main, « magnum size – encore plus de saucisse pour encore plus de plaisir ! », derrière son comptoir au formica fendu.
Et que, foi de Skafias, tous les constructeurs d’autoroutes, les politicards et leurs gonzesses en robes du soir aillent s’étouffer en avalant de travers leurs olives de cocktails, autant qu’ils étaient !
De toutes façons, ça n’allait plus tarder, songeait-il
Depuis six mois, une douleur sourde s’était installée dans sa poitrine, côté gauche, laquelle se transformait de plus en plus souvent en une lame de feu qui paraissait lui percer toute la longueur du bras. Une douleur qui s’était lovée en lui comme un animal familier dans sa niche et qui, parfois dérangée, mordait à pleines dents. Une douleur qui ne laissait pas de doute sur le futur.
– C’est pour bientôt, bande de cons ! marmonna-t-il tout haut, l’élocution empêtrée par le pain spongieux et la saucisse insipide qui lui emplissait la bouche.
– N’est mour nientôt, mande de hons !

(À suivre)

 

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