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Goanna massacre – épisode 02

Publié par le 23 décembre 2023

 

Environs du village de Jarra-Creek, ouest extrême de l’état du Queensland, non loin de la frontière du Northern Territory. Autrement dit : le trou du cul du monde.

La musette kaki atterrit sur le lit de cailloux. Le choc des balles qui avaient été fourrés en vrac à l’intérieur produisit un son métallique contre la bouteille thermos qui s’y trouvait aussi.

La bête ne bougea pas.
Bien que le vieille besace de toile se fut avachie à quelques centimètres de son mufle triangulaire, elle resta figée, ses yeux cerclés d’or rigoureusement impassibles.
Elle se tenait tapie sur ses quatre pattes griffues, le cou levé, le corps d’un gris presque noir quasiment invisible dans l’ombre du fond du cratère.

Deux boots au cuir éraflé vinrent s’enfoncer à leur tour dans les graviers, rejoignant la musette.
La bête ne bougea toujours pas.
– Nom de merde !
Le propriétaire des godasses fit un bond en arrière. Un homme aux longs cheveux gris clairsemés, en jeans et veste militaire usée, le dos voûté par l’âge.
– Nom de pute de nom de merde !
Il se retourna vivement pour se saisir de la Winchester 94 à lunette qu’il avait posée au sol avant de sauter et la braqua sur la flaque d’ombre tout en actionnant le chien, avant de s’immobiliser, interdit.
– Ben ça !…
Il se pencha, pointant toujours la Winchester, ses yeux bleus sous la broussaille des sourcils fouillant l’ombre où se trouvait…

Rien.

Où ne se trouvait rien.

Il se redressa, releva son arme dont il posa le canon sur son épaule, d’un geste qui trahissait une longue habitude des armes.
– Alors ça, Greg, tu y es. Cette fois, tu deviens fou. Oui m’sieur. T’es sénile, mon pauvre vieux !
Il était pourtant bien sûr d’avoir vu… Là… Planqué dans le noir…
Greg Pastorius marmonna de nouveau, une manie d’homme le plus souvent seul qui pensait tout haut :
– C’est les histoires de la vieille d’hier soir qui te montent à la cervelle… Grandma Jackson, c’est comme ça qu’elle s’appelle. Une guérisseuse, oui m’sieur. Un genre de sorcière, à ce que disent les « Blackfellows »…
La vieille avec ses cheveux en crinière qui, à genoux sur le carrelage, soulevait la tête du grand type inconscient et couvert de sang. Qui roulait des yeux. Qui montrait les dents. Qui criait aux gars que des grands lézards viendraient les bouffer.
Et lui, Greg, dans son coin, attablé devant sa bière, qui n’avait pas bougé.
– J’étais trop saoul…
Et surtout, comment intervenir quand le principal agresseur était Kyle Kayes III, le surnommé « Kaiser », son patron. Et même, vu l’état de délabrement de Jarra-Creek, le seul employeur possible du coin. Kaiser et ses manières de seigneur. Kaiser et son dos raide de maître du monde. Kaiser qui entraînait les autres…

Pastorius secoua la tête pour chasser de sa cervelle à la fois les images de la veille et celle de la bestiole lovée au fond du trou.
Ça avait été une vision. Seulement une vision.
Mais oui.
Un genre d’hallucination.
La preuve qu’il avait rêvé : la taille de la bête. Ce n’était pas rare de tomber sur des goannas, dans le bush. Greg en avait vu de toutes sortes, des verts, des bruns, des petits, des grands, des venimeux et même des dangereux, hargneux, qui n’hésitaient pas à s’attaquer à une brebis isolée ou à un jeune kangourou… Mais, de toute une vie de berger, il n’en avait jamais vu de si gros.
– C’est leurs conneries, ça…
N’empêche, ça lui avait mis un coup. Reposant la carabine, crosse à terre, il se laissa aller le dos contre la paroi du cratère et se décoiffa de son chapeau de feutre pour essuyer d’un revers de main la mauvaise sueur que la trouille avait fait naître en travers des rigoles de son front.
– Leurs conneries d’Aborigènes, oui m’sieur…

C’était un vieux type solide et sec, au visage buriné et crevassé par la vie du bush, empreint de l’expression à la fois mélancolique et indifférente de ceux qui ont touché plus que leur lot d’emmerdes dans l’existence.
À soixante ans bien sonnés, il continuait à travailler comme berger au ranch du père Kayes.
Kaiser.
Il en était même un des derniers, vu que les jeunes du coin se tiraient les uns après les autres vers des cieux qu’ils espéraient meilleurs, ne laissant chez Kaiser en particulier et à Jarra-Creek en général que des vieux schnocks dans son genre et des paumés qui n’avaient pas d’autre endroit où aller.

Greg était venu sur sa moto, une ancienne Yamaha Ténéré, qu’il avait laissée à un mile de là, parcourant le reste du chemin à pieds, car il ne voulait pas que le bruit du moteur effraie sa cible.
Le trou profond d’un peu plus d’un mètre cinquante dans lequel il venait de sauter se trouvait à une trentaine de pas d’un creek, un lit de ruisseau à sec. Au bord opposé de celui-ci s’élevait une courte butte caillouteuse couverte de buissons épineux avec, s’ouvrant à son pied comme un œil noir l’entrée d’un terrier de renard.
Pastorius l’avait repéré quelques jours plus tôt, alors qu’il cherchait les traces d’un groupe de brebis perdues – cent à cent cinquante bêtes qui s’étaient séparées pour une raison ou une autre de l’immense troupeau de plus de huit mille têtes du ranch Kayes.
Quand on était berger pour ce tyran aux allures d’officier anglais de Kaiser et que des bêtes manquaient, on ne rentrait pas au bercail sans les avoir trouvées, non m’sieur !

Les renards avaient été importés en Australie au début du XXème siècle, pour servir de proies aux chasseurs. Les riches. Les chasseurs pour le sport. Comme à peu près toutes les bestioles que l’homme avait fait l’erreur d’introduire sur l’île-continent, les goupils avaient proliféré.
On les avait laissés plus ou moins faire, jusqu’à ce que l’élevage industriel de volailles prenne de l’importance dans la région.
Pour protéger ses poulets, le comté de Mount-Elizabeth, dont dépendait Jarra-Creek, payait dix dollars pour un mâle abattu, quinze pour une femelle, et trois pour les renardeaux. Même si « Jarrachicks », le poulailler industriel local, (et autre propriété de Kaiser) avait périclité depuis l’ouverture de l’Interstate au nord, les primes d’abattage continuaient d’être versées – une bonne affaire pour un vieux berger encore costaud qui considérait qu’un dollar, c’était toujours un dollar, oui m’sieur. Aussi Greg s’était-il dit que ce serait une saine occupation, pour un dimanche matin, d’essayer de planter le laiton d’une 30-30 dans la peau d’un rouquin.

Il avait repris son fusil et, appuyé contre la paroi du puits, les coudes posés sur le bord, il visait le monticule de l’autre côté du creek. Du pouce, il réglait la mise au point sur le trou noir d’entrée du terrier.
– Viens donc, mon petit copain, murmura Greg. Sors un peu faire un tour…
Toujours cette habitude, commune à beaucoup des gardiens de bétail, qui passaient des semaines entières dans la solitude du bush, de causer tout seul.
– Tu ne veux pas te dégourdir les jambes, mon beau ? Tu ne veux pas faire plaisir à ton copain Greg ? Moi qui te consacre mon dimanche matin. Allez, sois sympa…
Les mouches l’avaient repéré et voletaient par dizaines autour de sa tête. Certaines s’étaient posées sur ses joues et gambadaient au pourtour de ses yeux et de ses lèvres, sans qu’il y prit garde, habitué qu’il était à ces millions de saletés qui vrombissaient dans l’air du bush du matin au soir.
Le canon de la Remington reposant sur une pierre, la crosse bien calée au creux de son épaule, son œil collé à l’optique, il s’appliquait à se concentrer sur sa chasse, histoire de chasser les relents de trouille qui flottaient encore en lui.
Un lézard géant !
Ben voyons !
Vieux fou qu’il devenait, décidément ! Bientôt bon pour le Wesley Veteran Hospice de Chermside, le vieux Pastorius ! À se faire rabrouer par des infirmières aussi costaudes et moches que des sergents d’infanterie et à bouffer plus de salade de betterave rouge qu’il n’en avait ingurgité de toute sa vie, oui m’sieur.
Pourquoi pas un crocodile, comme ceux qui hantaient les marécages de la Plaine des joncs, au Vietnam, et qui leur faisaient si peur pendant les factions de nuit, à lui et à ses frères d’armes du 8ème R.A.R !…
Il ricanait tout bas, se fichant de lui-même, quand se fit entendre un léger bruit derrière lui.

Un bruit qui raviva aussitôt sa peur, comme une eau maintenue chaude qui, alors qu’on augmente d’un coup la flamme sous la casserole, se remet à bouillir à grosses bulles.
Un frottement.
Un glissement qui ne pouvait être provoqué par rien d’autre qu’une bête rampante.
Par rien d’autre que par…

 

(À suivre…)

 

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