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Goanna massacre – épisode 10

Publié par le 17 février 2024

 

Distraite par la splendeur du paysage, Mary-Maud vit le nid-de-poule trop tard pour l’éviter. Le van plongea en avant. Le choc fit sursauter les deux passagères.
– Merde, tu pourrais faire attention, grogna Marilyn qui, sur le siège passager, une jambe repliée, se coupait les ongles des orteils.
– Tu veux le volant ? rétorqua Mary-Maud, plus sèchement qu’elle n’aurait voulu.
– Ah, tout de suite à gueuler. Fais gaffe, c’est tout !

Devant elles, la Wellington road filait tout droit, étroite, encore plus mince aux endroits où des flèches de sable gagnaient sur le vieux macadam, bordée sur la droite d’antiques poteaux électriques en bois dont certains penchaient plus ou moins dangereusement d’un côté ou de l’autre.
Une bande d’une douzaine de kangourous passait à une centaine de mètres. De ces « red roos » si nombreux dans la région, des bêtes hautes comme des hommes, au pelage roux qui se confondait presque avec le sable du sol. Mary Maud aimait leur façon de courir, à grands bonds languissants à la trajectoire sinueuse, si gracieux qu’ils semblaient une danse. Plus près de la route, le soleil allongeait les ombres d’une immense nappe de termitières coniques, pointues comme des chapeaux de magiciens de comix.
– Que c’est beau ! Ça n’en peut plus d’être beau, repensa-t-elle. Fuck, ça pourrait être tellement cool !…

Justement, le problème majeur, c’était que ça le devenait de moins en moins, cool.
Comment une relation entre deux personnes pouvait-elle se dégrader à ce point et à cette vitesse ?

Pourtant, six mois plus tôt, tout avait commencé dans le bonheur, non ?
Le plaisir.
L’enthousiasme.
La totale félicité !
Mary-Maud et Marilyn.
Marilyn et Mary-Maud.
Cent pour cent joie, énergies complémentaires à fond, amour giga mortel, total bonheur et pur rock’n’roll.

Leur rencontre à Adelaïde, en South Australia. Mary-Maud, fraîchement débarquée sur le continent de sa France natale avec sa guitare Les Paul et pas grand-chose d’autre. Elle avait convaincu la patronne du Rocket bar, un troquet de nuit, de l’engager pour un gig de blues, guitare et voix, vingt minutes par soir, une semaine à l’essai et après :
– We’ll see, girl…
Marilyn l’Anglaise, elle aussi nouvelle arrivante, venue d’un petit patelin du Kent, qui bossait comme serveuse, avait rejoint Mary-Maud sur scène dès le premier soir et s’était appropriée le piano électrique rangé sous sa housse de plastique au bord de la scène.
Au bout de la semaine, leur duo était né.
Trente minutes de reprises de standards rockabilly braillés à fond la caisse par deux nanas enragées, la petite brune agressive, guitare aux genoux, pieds en dedans, et la blonde « chubby » aux claviers, multipliant les poses de star moqueuse.

Le duo d’enfer.

Coup de foudre, cent pour cent.
One two three, principes de vie, la liberté à tout prix, one-two, one-two, l’existence, c’est fait pour être speed, les mecs c’est des cons et des lâches, one two three FOUR, entente à cent pour cent.
Succès, cent pour cent.
Sexe, trois mille et quelques pour cent.
Et Be Bop A Lula…
Une copine enceinte et fauchée, larguée par son mec, revendait son antique fourgon Bedford « Karavan » de 1973 aménagé en camping-car, avec lequel elle avait sillonné la Western Australia en compagnie du salopard fécondeur. Mary-Maud et Marilyn avaient sauté sur l’occasion, s’étaient baptisées The Miss-Tics, avaient fait peindre le logo sur la portière par une copine peintre et avaient taillé la route, en suivant la côte, une aventure intense qui leur avait pris presque une année.
Melbourne.
Canberra.
Sydney, pour un séjour de six semaines, marqué par un concert carrément triomphal à L’Argyle, une boîte au cœur de The Rocks, le quartier historique de la ville, dont la cour extérieure était ce soir-là bondée d’une foule de goth-girls plus extravagantes les unes que les autres.
À partir de la capitale du New South Wales, ça avait été la lente montée le long de la Gold Coast, une suite ininterrompue de petits bleds côtiers paradisiaques en bord de plage, peuplés de touristes et de surfeurs. Et de surfeuses.
Succès : total.
Musique : éclate totale, Be Bop A Lula, one two Three four, wham bam, thank you mam !
Amitiés, rencontres, câlins en tous genres, journées à ne rien foutre devant l’océan et la grande barrière de corail, ou bien autour d’une piscine de motel bungalows, en compagnie de copines bronzées comme des cookies sortis du four : méga total.
Sexe : giga total puissance dix !

– Tiens, une bagnole, dit Marilyn.
Mary-Maud ralentit, intriguée. Depuis leur départ de Mount-Elizabeth, elles n’avaient croisé que de rares véhicules, et uniquement dans les agglomérations.
La voiture d’en face s’approchait, l’allure bancale, hérissée de têtes et de bras.
– Waoh, s’exclama la blonde, pas possible, combien il sont à bord ?

C’était un antique pick-up Ford au pare-buffle de travers, sûrement maintenu par du fil de fer. L’un des orifices de phares était vide. Sur le hayon se pressaient épaule contre épaule un nombre invraisemblable d’Aborigènes, hommes et femmes, crinière crépues au vent, qui leur adressait des grands signes, les bras écartés. Certains montraient frénétiquement la direction dont les filles venaient.
Quand la Ford les croisa, elles devinèrent dans la cabine d’autres occupants, serrés comme des sardines, à se demander comment le chauffeur pouvait manœuvrer. Ils avaient la bouche ouverte sur les cris qu’ils leur adressaient.
Ceux du hayon criaient aussi.
– No ! No good ! No !
Puis la guimbarde surchargée dépassa le fourgon et continua sa route cahotante, l’arrière très bas sur les essieux.
– T’as vu ça ? Complètement bourrés ! ricana Marilyn.
– Hon hon, fit Mary Maud, encore sous le coup de la surprise.
Elle testait machinalement sa direction, tournant légèrement le volant de droite et de gauche, et vérifiait que la commande des phares était bien sur la position « éteints ». Les Aborigènes avaient voulu leur faire comprendre quelque chose, mais quoi ?
– On aurait dit qu’ils voulaient qu’on fasse demi-tour…

La blonde haussa les épaules, déjà indifférente.
– Encore un délire. T’as vu comment ils sont, les Noirs, dans le coin…
Mary Maud acquiesça.
Dans chaque village qu’elles avaient traversé sur la Wellington road, les Aborigènes qu’elles avaient observés étaient tous en train de boire, une boîte de bière ou une bouteille à la main, assis n’importe où, hébétés par l’alcool, ou encore massés devant les lucarnes sur le côté des pubs, par lequel on les servait.
– Ouais. T’as peut-être raison…
Marilyn replia sa jambe et se remit à se couper les ongles des pieds, penchée, les mèches blondes et grasse tombantes, masquant son visage.
Mary-Maud se fit la réflexion qu’elle avait l’air d’une mégère feignasse, comme on en représentait dans les caricatures misogynes des années cinquante. Des pouffes incapables de cuire une omelette, qui négligeaient le ménage et trompaient leur abruti avec tous les facteurs de passage.
Soupirant, elle retourna son attention sur la route.

(À suivre)

 

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