J.T. Walker trébucha à l’entrée de son magasin et dut se retenir au présentoir des revues (la plupart sous cellophane, la couverture montrant des femmes nues aux seins hypertrophiés) pour ne pas se casser la figure.
Ses fausses bottes mexicaines à talons biseautés et à longues pointes de métal étaient parfaites pour jouer au héros de western et d’autres usages (comme, par exemple, planter un vicieux coup de pied dans le flanc d’un pauvre type à terre) mais elles n’étaient pas les plus appropriées pour cavaler comme un dératé.
Il fit rapidement claquer les trois verrous de la porte et s’y appuya du dos, la tête levée, la bouche grande ouverte, tâchant de reprendre son souffle, le regard perdu, ayant toujours devant les yeux le pénible spectacle de…
Pénible ?
Non.
Effroyable.
Épouvantable.
J.T. Walker, avec sa peau de roux, était d’ordinaire le citoyen le plus pâle de Jarra-Creek, mais à ce moment-là, son teint était devenu aussi livide qu’un cadavre, si exsangue que, dans demi-obscurité de la boutique aux néons éteints, sa peau semblait marbrée de vert.
Avec Bersi et deux autres clients du bar, ils avaient couru jusqu’à la station-service, alertés par les appels au secours (les hurlements inhumains, oui!) de Jenssen et Maugham. Et là, dans l’atelier, ils avaient découvert…
Effroyable. Épouvantable. IMPOSSIBLE.
Deux des grands lézards avaient extirpé leur gueules des chairs ouvertes du gros Sfakias et les avaient tournées vers les nouveaux arrivants sans cesser de mastiquer, des filets de viande rouge pendant des côtés de leurs mâchoires.
Walker avait aussitôt pivoté sur ses talons en biais et fui le plus vite qu’il pouvait pour se mettre à l’abri. Il ne savait pas ce qu’avaient fait les autres, ni ce qu’ils faisaient maintenant, ni si ils étaient encore en vie ou aux prises avec les…
Les…
Non. Impossible. Et pourtant…
Ce qu’il savait, lui, J.T. Walker, c’est qu’il n’en avait rien à foutre, du sort des autres.
– Je me casse, bafouilla-t-il entre deux hoquets. Oh Jésus Marie mon cul je me tire d’ici !
Si la vitrine proclamait pompeusement Jarra-Creek Memorial Supermarket General Store Groceries and Goods en lettres adhésives dont les bords se décollaient (elles avaient été posées par le précédent gérant, l’amoureux des chats, et J.T. Walker ne voyait pas pourquoi il lui faudrait dépenser des bons dollars pour rénover des informations que tout le monde connaissait déjà) le commerce en lui-même était relativement petit.
Derrière le tourniquet à magazines pour routiers et la caisse enregistreuse, seuls quatre doubles rayonnages divisaient l’espace, complétés par des étagères sur deux des murs.
La totalité des denrées étaient en conserves ou des emballés dans du plastique, comme des féculents ou du pain de mie.
Il y avait deux ans que le moteur de la chambre froide, qui permettait de conserver des produits frais, avait rendu l’âme. J.T. Walker (qui allait s’approvisionner lui-même à Mount-Elizabeth au volant de son camion Dodge) n’avait pas vu l’utilité de le faire réparer. Si les derniers habitants blancs de Jarra-Creek voulaient des fruits ou de la viande, eh bien ils n’avaient qu’à aller les chercher eux-mêmes.
À destination des Aborigènes, il y avait un rayon de bières et d’alcools très achalandé, occupant pratiquement le tiers de l’espace, plus cinq caissettes proposant en vrac des petits bijoux de fantaisie, des objets de papeterie aux couleurs vives, des cartes d’anniversaire humoristiques et des jouets à bas prix.
Chaque début de mois, lorsqu’ils touchaient leur pension d’état, les Blackfellows venaient en claquer une bonne partie en booze, puis, selon une logique qui leur était propre, qui disait que l’argent des Blancs ne devait servir qu’à acheter des choses inutiles, ils se faisaient mutuellement cadeau de pacotilles. Ce qui faisait qu’à Jarra-Creek, si on manquait d’oranges ou de viande de bœuf, on n’était jamais en rade de barrettes à cheveux vert pomme ni d’élastiques multicolores.
En résumé : le supermarché de Jarra-Creek n’était en rien différent de celui de n’importe lequel des autres patelins de la Wellington road, et J.T. Walker, l’homme aux chemises western et aux fausses santiagos, suivait le même plan que ses collègues des autres patelins : ramasser le plus d’argent possible en récupérant les pensions aborigènes, s’emmerder pendant trois ou quatre ans avant de vider la caisse et d’aller se la couler douce dans des régions plus hospitalières.
La seule originalité du magasin de Jarra-Creek consistait en un stock de fournitures de luxe pour félins, litières en doudounes, distributeurs automatiques de croquettes et colliers fantaisie de toutes sortes, qui prenaient la poussière dans un coin de la pièce.
Ce bordel invendable (du point de vue de J.T. Walker) était un héritage du précédent propriétaire qui avait pour hobby l’élevage de trois félins d’une race sophistiquée, des Scottish Fold, et qui, pendant de maintes soirées, avait failli faire périr d’ennui les clients du Star avec les détails de la vie de ses petits protégés.
– Je me cas… Heug !
J.T. Walker était empli d’une telle terreur qu’il était secoué de nausées. Il crut pendant plusieurs longues secondes qu’il allait vomir là, plié en deux, à même le linoleum.
Puis il se ressaisit et s’appliqua à respirer calmement.
Essuyant d’un revers de main la transpiration qui humectait son front (J.T. Walker avait toujours réagi aux émotions, comme les beuglements de son père ivre, les engueulades et railleries de ses professeurs de gymnastique ou les gloussements moqueurs du grand Billy Nolan et de ses copains à la Lady of The Angels School de Brisbane, de la même façon : en suant des litres) il tituba plutôt qu’il ne marcha à travers la boutique, gagna l’étroit et raide escalier du fond qui menait à son appartement privé et manqua de nouveau de s’étaler en gravissant les marches.
– Saletés de bottes !
Chez lui, un modeste studio de célibataire avec lit-canapé aux draps gris et kitchenette débordant de vaisselle, il attrapa un sac qu’il remplit à la va-vite de vêtements attrapés au hasard.
– Des lézards ! pensait-il. Des saletés de lézards géants de Jésus Marie mes couilles. Comme la vieille bonne femme d’hier soir disait. IMPOSSIBLE !
Il se plia en deux pour fouiller sous le lit, rapportant d’abord une flopée de magazines dont les couvertures montraient le plus souvent des athlètes nus affublés de casquette de cuir dotés de phallus hypertrophiés.
– Impossible ou pas impossible, moi je me casse ! Qu’ils crèvent si ils veulent, tous ces connards…
Tout en jetant au loin à mesure les revues pornos gays, il prévoyait ses mouvements suivants. C’était très simple, il allait passer par la porte arrière du magasin, gagner l’allée qui se trouvait derrière, où était garé son camion Dodge. Il allait grimper dedans avant qu’il ne soit trop tard, sans vérifier si la présence de lézards mangeurs d’hommes était possible ou impossible (la pensée l’effleura que, s’échappant ainsi, il passerait le reste de sa vie dans l’ignorance sur ce point, et décida qu’il s’en foutait) et foncer hors de Jarra-Creek, de préférence pied au plancher.
Enfin, il tira de sous le lit une caissette de métal à serrure à combinaison.
Il fit rouler les cinq mollettes et actionna les deux cliquets d’ouverture.
– Merde ! Saleté de merde !
Il frotta ses mains dégoulinantes de sueur sur les cuisses et recommença. Cette fois, ses doigts moites trouvèrent la bonne combinaison.
La caisse contenait douze mille dollars australiens en liasses soigneusement liées par des bandeaux de plastique et trente-trois petites pépites d’or (celles-ci circulaient plus qu’on ne le soupçonnait parmi les populations aborigènes, et certains d’entre eux s’en séparaient parfois, quand ils avaient trop soif et, dans ces cas-là, J.T. Walker, arborant la mine dégoûtée du type qui consent à une faveur, les escroquait sans scrupules – si ces cons de Négros lâchaient une pépite pour une caisse de Forsters, après tout, c’était leur problème!).
Il fourra le tout dans le sac, bondit hors de l’appartement, commença à dévaler l’escalier avant de s’immobiliser à mi-hauteur, les yeux agrandis par une terreur sans nom.
En bas, dans la quasi-pénombre, il y avait la porte arrière du magasin.
Le propriétaire précédent avait percé une chatière en bas de celle-ci, pour laisser aller et venir ses petits chéris. Un simple carré au cadre de plastique, doté d’une trappe libre. J.T. Walker s’était souvent dit qu’il devrait la colmater (après tout, il ne gâchait pas de bons dollars à nourrir et entretenir des Scottish Folds, lui!) mais avait toujours oublié aussitôt qu’il y avait pensé.
– Impossible ! s’écria Walker à voix haute et flûtée de petite fille. Non ! C’est… c’est… c’est IMPOSSIBLE !
La trappe s’était soulevée avec un léger grincement, poussée par le mufle sombre d’un goanna.
La tête apparut petit à petit, avec ses yeux noirs décorés de cercles d’or et le losange rouge rubis au centre du front.
L’animal tira brièvement sa longue langue fourchue, tout en écartant légèrement les lèvres, comme dans un sourire cruel, dévoilant les dents aiguës qu’elles recouvraient.
– C’est imposs… gargl…
Un geyser de bile mêlée des souvenirs de son bourbon matinal jaillit de la gorge de J.T. Walker, tandis que le goanna se coulait paisiblement à travers la chatière, comme un minou revenant de promenade.
(À suivre)
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