Au sein de la marée des goannas qui avait envahi le jardin du cottage s’était créé un bouillonnement dont le centre était Maugham.
Un HK dans chaque main, celui-ci tirait par rafales de trois balles. Il faisait mouche à chaque coup, envoyant des reptiles bouler en arrière comme des lapins fauchés en pleine course. Mais c’était un résultat dérisoire par rapport à la multitude dans laquelle il s’était enfoncé bravement, follement et sans espoir.
Deux bêtes se dressèrent devant lui, en appui sur leurs queues. Leurs deux paires de mâchoires se refermèrent sur ses genoux. Il tomba sur le flanc, face à face avec un lézard qui n’eut qu’à ouvrir la gueule pour lui emprisonner le visage. L’espace d’un court instant, les yeux noirs de la bête, enchâssés dans leur cercle d’or et le rubis en forme de losange qui luisait au milieu de son front furent les dernières choses que vit Maugham. Ses yeux et son nez lui furent arrachés d’un seul coup de dents.
Il fut aussitôt recouvert, disparaissant sous le grouillement de reptiles. Il y eut encore sa main qui surnagea quelques secondes, se crispant, cherchant à accrocher le ciel.
Puis plus rien.
Les premiers rangs des monstres étaient presque au pied du mur. Bientôt ils l’escaladeraient en bondissant ou en grimpant les uns sur les autres. Ces saloperies de bestioles savaient tout faire.
– Perdue, pensa Harriet.
La conclusion inévitable d’une bataille qui ne pouvait pas être gagnée.
Elle laissa tomber le lance-grenades, reprit un HK et, tout en enclenchant un chargeur, traversa en courant le living-room.
Il lui restait une solution : aller s’enfermer dans l’arsenal, la petite pièce où étaient entreposées les armes. La porte en était solide, faite de bon métal bien dur. Derrière elle, elle serait à l’abri, le temps que…
Le temps que quoi ?
Elle ne savait pas.
Survivre une minute, puis celle d’après, c’était le seul et maigre espoir qui lui restait !
Quand elle atteignit le couloir, une brusque nausée lui souleva le cœur.
Trois goannas s’y trouvaient en rang, côte à côte, s’avançant de cette horrible démarche qu’ils avaient, à la fois indifférente et obstinée.
Une dizaine d’autres se coulaient par l’embrasure de la porte de la bibliothèque.
– Maugham ! comprit-elle.
Il avait ouvert la fenêtre et s’était penché à l’extérieur pour contempler la multitude qui les cernait.
Ce pauvre fou avait oublié de la refermer !
Elle tira.
À nouveau, les lézards giclèrent en arrière. À nouveau, des débris de chair volèrent et des jets de sang jaillirent des blessures.
Mais à nouveau, les goannas étaient innombrables. Ils semblaient couler de la porte de la bibliothèque comme le flot d’une source, chaque cadavre étant aussitôt remplacé pat une autre de ces sales bestioles toutes identiques, marchant vers de leur pas mécaniques, la regardant de leurs yeux morts.
Bientôt le percuteur du HK claqua sur une chambre vide. Laissant échapper un cri aigu de rage, elle jeta l’arme vers la bête la plus proche.
– Maintenant ! songea-t-elle. C’est maintenant, ma vieille. L’instant ultime !
Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle se colla le dos au mur du couloir, les bras écartés, les mains à plat sur la cloison et glissa en direction du living-room.
Son épaule heurta un portrait de Kyle Kayes III, un gamin de six ou sept ans qui posait, un pied sur un cadavre de kangourou, brandissant fièrement un fusil si petit qu’il semblait un jouet.
Le cadre tomba. Le verre de protection explosa devant le mufle du goanna le plus proche qui ne fit même pas un écart, continuant de progresser vers Harriet.
Les yeux noirs.
Le losange rouge.
Les griffes comme des crocs.
La gueule entrouverte sur des dents semblables à des éclats de roche blanche…
Harriet ferma les yeux.
Attendit.
Rien ne vint.
Elle attendit encore.
Rien.
Mieux, au-delà du sifflement continu qui occupait toujours le fond de ses oreilles, il lui semblait que l’espèce de froissement continu qui montait de l’immense troupeau de cauchemar, produit de milliers de peau écailleuses se frottant les unes contre les autres et de milliers de pattes foulant le sable, ce grouillement qui occupait l’espace depuis, semblait-il, une éternité, s’était tu.
Elle souleva lentement les paupières.
Le goanna qui s’avançait vers elle s’était immobilisé, une patte en l’air. Les deux qui venaient derrière aussi. L’un des deux avait encore la langue sortie, les deux fourches raides. Les bêtes qu’Harriet distinguait dans la bibliothèque s’étaient figées elles aussi, comme si elles avaient été soudain changées en statues de pierre.
(À suivre)