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Goanna massacre – épisode 21

Publié par le 18 mai 2024

 

Le vieux fourgon blanc des Miss-Tics aux flancs marqués de la tête de sorcière punk piquée à Disney arriva lentement, en roue libre, et freina devant le groupe d’Aborigènes qui se tenaient au milieu de la Wellington road.
Les deux portes s’ouvrirent en couinant et les filles descendirent du van, chacune de son côté.
Mary Maud, mince et masculine, semblant un adolescent dans ses jeans et son débardeur noir. Marilyn, ronde dans sa robe rose, les pieds potelés dans des tongs de même couleur acidulée,
les cheveux oxygénés flambant dans la lumière crue du soleil.

De chaque côté de la route, en groupes ou bien isolés, assis par terre ou sur des chaises pliantes, d’autres debout, la plupart ayant à la main une bouteille de vin ou une boîte de bière, environ trois cent personnes les observaient, les regards indéchiffrables sous les arcades sourcilières proéminentes, les faces noires impassibles.
Mary-Maud s’avança. Intimidée sans savoir pourquoi, leva la main et l’agita, autant à l’intention du petit groupe qui occupait la route, que pour chasser les mouches.
– Euh… Hello ?
Qu’est-ce qu’ils veulent ? lança Marilyn, sur la défensive, ayant rejoint son amie à l’avant du camion.
Elle secoua elle aussi l’air devant son visage. On arrivait en milieu de matinée, le début des heures les plus chaudes, et les mouches, les milliards de mouches, plaie de l’Outback australien, commençaient à se montrer au mieux de leur forme.
Ils veulent nous empêcher de passer, c’est ça ?
– Du calme. On va voir…

Elle leva de nouveau la main.
– Hello, comment ça va ?
Un homme se détacha du groupe qui barrait la route d’une démarche d’ours, poussant devant lui un énorme bide, à l’évidence résultat d’un abus prolongé de bière et de nourriture trop grasse. Comme la plupart des autres, il était vêtu d’une sorte de pyjama de nylon bleu qui évoquait un uniforme de prisonnier. Alors qu’il s’approchait, les deux filles remarquèrent les tâches et les traînées crasseuses qui maculaient le mauvais tissu synthétique.
– Beurk. Dégueulasse, marmonna Mar
ilyn.
L’État du Queensland leur donne une tenue tous les deux mois
Mary-Maud se souvenait des explications
de Shoona, la métisse de Mount-Elizabeth, qui avait tant apprécié le concert et leur avait fait cadeau d’un sachet de son herbe dynamite.
Un pantalon et un genre de tunique, bleu moche ou marron moche. Ça fait que les types ne les lavent jamais, comme ils savent qu’ils vont en toucher une neuve. Il y en a même qui font carrément leurs besoins dedans…

– Bonjour.
– Bonjour mesdemoiselles, fit l’homme, d’une voix forte et assurée qui contrastait avec son allure de miséreux. Je ne nomme Harry Kitchener. Et… Vous savez… En mon nom et en celui des miens, je déclare que je suis ravi de vous rencontrer !
Il avait la tête aussi ronde que le ventre, surmontée de cheveux très noirs frisés, avec deux rouflaquettes épaisses qui couraient le long de ses joues.
À la Elvis, songea Mary-Maud.
Un Elvis
qui aurait eu la peau couleur de charbon, un énorme nez épaté et des petits yeux noirs très enfoncés sous les sourcils.
– Ben, euh… Enchantée, moi aussi. Enfin : nous aussi, bafouilla-
t-elle, surprise par la sûreté de soi du bonhomme.
– Ouais, c’est ça, enchantée, ajouta Marylin, avec toute la mauvaise grâce du monde.
Vous faites quoi, là ? Les flics ? Vous interdisez le passage ?
Harry Kitchener se mit à rire, découvrant des dents fortes mais jaunies par le manque de soins.
– Oh, oh, oh !… Non, mademoiselle, nous ne sommes pas de la police et… Vous savez… Nous n’interdisons rien car nous pensons qu’interdire les choses, c’est une habitude des Blancs. Une mauvaise habitude, comme… Vous savez… La plupart des habitudes des Blancs.

Ah ouais, tu penses ça, toi, hein ?
– Arrête un peu, Mar
ilyn. Excusez-nous, monsieur, euh…
– Kitchener. Harrry Kitchener, pour vous servir, mesdemoiselles !
– Monsieur Kitchener. Vous barrez quand même la route, non ?
Qu’est-ce que vous…
– Je parle ici au nom de l’amitié, coupa l’homme. Alors… Vous savez… Nous allons commencer par lever un toast au nom de l’amitié, car c’est ainsi que les choses se font. Oui, vous savez… C’est ainsi que les choses se font.

Il avait levé haut la main.
À ce signe, un homme plus âgé, aux cheveux blancs, se saisit d’un pack de Victoria Beer sur une montagne de cartons de spiritueux divers stockés au bord de la route et vint les rejoindre. Au contraire de la plupart des autres, il ne portait pas la combinaison d’uniforme mais un jean serré, le torse et les pieds nus.
Une femme aux longs cheveux en combinaison
marron d’une saleté repoussante le suivit en zigzagant d’une démarche ivre, les yeux noirs hagards, le menton couvert de traces de vomissures.
Le type grisonnant dégagea des bières de leur collier plastique, servit Mary-Maud et Marily
n, puis Kitchener avant de s’en prendre une pour lui-même.

La femme tendit une main mendiante au poignet ornée d’un bracelet de fantaisie en forme de ressort vert fluorescent.
L’homme lui mit distraitement une boîte dans les mains.
Elle la dégoupilla et la vida cul sec, à longs traits, la tête levée, les yeux dans le ciel blanc, se balançant lentement d’avant en arrière.
Puis, ayant laissé tomber la boîte vide à ses pieds, sur l’asphalte, elle
retendit la main. Le vieux la repoussa durement, avec un claquement de langue agacé.

Je trinque à l’amitié des peuples de la terre en toute heure et en tous lieux, déclara Kitchener en levant sa bière.
Mary-Maud sourit.
– Okay. À l’amitié.
Mar
ilyn leva elle aussi sa boîte en maugréant quelque chose qui pouvait passer pour approchant.
Ils burent en silence. La bière était tiède, presque chaude, et Mary-Maud dut se retenir d’une grimace.
Autour d’eux, les trois cents et quelques Aborigènes les observaient, en groupes parsemés d’une dizaine de personnes chacun. Les regards restaient impénétrables, les faces noires impassibles. Une sorte d’immobilité placide régnait sur tous les groupes, seulement troublée par les mouvements paresseux des mains devant les visages, chassant machinalement les mouches.
La femme au bracelet fluo avait titubé jusqu’au stock d’alcool, s’était emparé d’un pack de bières et rejoignait son groupe, son butin serré sur sa poitrine.
Mary-Ma
ud remarqua avec un pincement au cœ
ur un garçonnet d’à peine une dizaine d’année qui tétait le goulot une bouteille de bourbon, accroupi au milieu d’adultes qui ne lui accordaient pas la moindre attention.

À quelque distance des humains, trois cents mètres environ, une meute d’une centaine de chiens de toutes tailles et de toutes couleurs offraient la même immobilité placide, la plupart allongés de tout leur long sur le sable, pattes avant allongées, langues pendantes.
Assis en rang sur leur arrière-train, côte à côte, quatre magnifiques bergers d’Anatolie au pelage blanc semblaient régner sur la bande.

Mary-Maud déglutit une nouvelle gorgée de Victoria à trente degrés Celsius.
– Bien, monsieur Kitchener, si vous nous expliquiez…
L’homme termina sa boîte, l’écrasa d’une seule pression de la main, la jeta au loin et en décrocha aussitôt une autre du pack que tenait toujours l’homme aux cheveux gris.
– Mademoiselle, vous savez… Tous les amis ici présents et moi-même venons de…
Il tendit le bras derrière lui.
– Une ville à
dix miles d’ici qui s’appelle Jarra-Creek…
– On sait, cracha Mar
ilyn.
Vous savez… Bien sûr… Les Blancs savent toujours tout, c’est un fait bien connu…
Dégoupillant sa Victoria, il eut un nouveau grand sourire aux dents jaunes.
– Comme j’ai eu l’honneur et l’avantage de vous le dire, il n’est pas question pour nous de vous interdire de passer… Mais je vous conseille au nom de l’amitié de ne pas aller à Jarra-Creek aujourd’hui.
– Pourquoi ? Demanda Mary-Maud.
Les Blancs de Jarra-Creek sont devenus de moins en moins nombreux et de plus en plus seuls. Et plus ils sont devenus seuls, plus ils sont devenus fous… Vous savez… Hier soir, leur folie a pris le contrôle de leur âme et ils ont commis un acte impardonnable…
La voix de Harry Kitchener monta en volume.
– Un acte criminel ! Un acte irrévocable ! Un acte au-delà de toute l’indignité humaine !…

Une sorte de plainte sourde, mi gémissement, mi-grondement, monta de tous les groupes, sans qu’un trait de visage ne bougeât. Un cri à bouches fermées qui semblait monter de la terre elle même et planer dans l’air, comme une fumée.
Certains des chiens se levèrent et tournèrent nerveusement sur eux-même avant de se rasseoir. Un doberman rouge et noir, qui semblait très vieux, se traîna sur le sol, tirant derrière lui son train arrière paralysé sur quelques mètres et jappa faiblement.
Mary-Maud et Marilyn, échangèrent un regard étonné. La première discerna dans les yeux bleus de la blonde quelque chose de flottant, d’indécis, qui ressemblait à de la crainte.
– Tiens, elle a encore des sentiments humains, celle-là ? pensa-t-elle.

Mais Marilyn s’était déjà reprise.
– Et alors ? cracha-t-elle sans amabilité à Kitchener.
– Alors… Vous savez… Notre amie Grandma Jackson a pris les évènements dans sa main pleine de force et de courage. Elle a convoqué le Grand Goanna grâce aux pouvoirs que lui donnent sa grande sagesse, sa grande expérience, les connaissances qui lui viennent des temps avant les temps et… Vous savez… En ce moment même où je vous parle, les goannas sont en train de dévorer les Blancs de Jarra-Creek…
Qu’est-ce que c’est, un goanna ?
– Un lézard.
Un ?…
– Un lézard. Mais ce lézard-là, le Grand Goanna, vous savez, est doué de pouvoirs particuliers qui lui permettent d’apparaître dans plusieurs endroits à la fois et de se multiplier à l’infini et aussi de…

– Ben voyons !
s’esclaffa Marilyn.
L’homme referma la bouche sur ce qu’il allait dire, contempla fixement la jeune femme blonde pendant de longues secondes avant de reprendre :
– Oui, mademoiselle, comme j’ai l’honneur et l’avantage de vous le dire. Suivez mon conseil d’amitié et ne vous rendez pas à Jarra-Creek aujourd’hui, car…
Vous savez… Les lézards ont entrepris de bouffer tous les Blancs. Pas seulement les foutus méchants Blancs. Tous les Blancs.
Aussi vous feriez infiniment mieux de…
– MAIS PUTAIN VA TE FAIRE ENCULER !

Ce fut comme si la hargne et la lassitude qui s’accumulaient en Marilyn depuis des semaines, la fatigue causée par trop de concerts, suivie de la déception qu’il n’y en ait plus assez, le pourrissement lent de sa relation avec Mary-Maud, le dédain que leur avait réservé les habitants depuis qu’elles s’étaient enfoncées dans le Queensland-ouest, tout cela chauffé, mitonné, bouilli et rebouilli aux heures torrides des longues journées vides, débordait d’un coup.
Elle avait tapé du pied en criant et perdu l’une de ses tongs, qui avait valsé à deux mètres en arrière. Tout en sautant maladroitement à cloche-pied pour la rejoindre, elle continuait de crier, le bras levé, agitant au-dessus de sa tête un index furieux.
– Non mais il faut arrêter de picoler ou de fumer votre merde ou je ne sais pas quoi que vous prenez ! Et surtout il faut arrêter de nous prendre pour des connes ! Des lézards, hein ?…
Ayant rechaussé sa sandale, elle se planta, jambes écartées, les poings aux hanches, le visage enlaidi par une moue haineuse.
– Tu nous fais une blague, hein connard ? Toi et tes copains, vous voulez rigoler ! Et ben elle est mauvaise, ta blague ! Amène-toi, Mary-Maud !
Elle
tourna les talons et regagna le fourgon, côté conducteur.
Viens, on se casse.
Estomaquée tant par l’incroyable histoire de Kitchener que par le pétage de plombs de sa copine, Mary-Maud restait interdite, son regard allant du gros Aborigène à Mar
ilyn.
Celle-ci se hissa au volant.

TU VIENS, OUI OU MERDE ?
Mary-Maud adressa une petite grimace d’excuse à Harry Kitchener, jeta un dernier regard à cette petite foule immobile qui les entourait, regardant la scène avec cette même impassibilité que rien ne semblait pouvoir troubler.
Elle observa aussi un instant l’étrange meute de chiens sur la quelle les quatre grands bergers blancs paraissaient régner. Puis elle retourna au camion dont Marily
n, ayant mis le contact, faisait ronfler le moteur à grands coups rageurs.

Mary-Maud grimpa sur le siège passager. Elle n’avait pas fini de tirer la portière que Marylin démarrait déjà.
Sur un signe de Kitchener, le groupe qui occupait la route s’ouvrit
pour leur laisser le passage.
Putain de Queensland ! continuait de râler Marilyn, les poings serrés sur le volant, les phalanges blanches. Tout, ils nous auront fait. Tout. Tout. Tout. Des lézards, maintenant ! Non mais putain pour qui ils nous prennent…
Mary-Maud observait dans le rétroviseur les silhouettes de Kitchener et de son copain aux cheveux gris. Le gros Aborigène secouait sa tête laineuse d’un air désolé. Le second écartait les bras en signe d’impuissance. Et l’absolue sincérité que les deux mettaient dans leurs gestes fit palpiter son cœur d’une première vague d’appréhension.
– Je vais te dire un bon truc, poursuivait Mar
ily
n, j’en ai rien à foutre de Jarra-Creek, moi ! Ce qu’on va faire, c’est qu’on va foncer directement à la frontière du Northern Territory. On roule toute la nuit s’il le faut, mais demain on est à Alice Springs ! Marre du Queensland ! Mais marre ! Marre ! Marre !…

Un peu plus tard, quand un poteau électrique tombé en travers de la route les força à le contourner en roulant dans le sable bizarrement bouleversé avant de reprendre leur course vers Jarra-Creek et la frontière, Mary-Maud constata qu’elle n’était plus seulement inquiète.

Elle avait carrément la trouille.
Carrément.

(À suivre)

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