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Goanna massacre – épisode 12

Publié par le 2 mars 2024

 

Le marshall Mac Coogan était si intrigué qu’étant descendu de voiture, il négligea d’en refermer la portière avant de s’en éloigner.
– Ça alors…
Fait extraordinaire, qui illustrait la force de son étonnement, il omit également de remonter sa chaussette droite, qui avait glissé le long de son mollet.

Le quartier aborigène de Jarra-Creek était rigoureusement semblable à ceux des autres villages de cette région du Queensland.
Cinq allées rectilignes de chacune sept terrains grillagés au centre duquel s’élevait un bungalow préfabriqué, cubique, juché sur des pilotis d’un petit mètre de haut.
Le tout dégradé, plié, cassé, les portes de biais sur des gonds à moitié arrachés, des baies vitrées sans vitres, les clôtures trouées ou couchées, la plupart de leurs poteaux tordus ou carrément absents.
Les occupants aborigènes étant claustrophobes, ils vivaient la plupart du temps à l’extérieur et les yards étaient couverts de matelas de mousse plus ou moins souillés, des chaises pliantes bancales, de fauteuils arrachés à des voitures, de glacières sans couvercles et d’innombrables caisses et cartons. Sans compter les objets épars, jouets d’enfants cassés, cadavres de bouteilles,
cartouches vides de lampes à gaz, ferrailles indistinctes…

D’ordinaire, on les trouvait tous là, les trois cents et quelques Blackfellows de Jarra-Creek, tous vêtus de la tenue bleue ou marron que l’État du Queensland leur fournissait tous les deux mois, ou torse-nu, ou bien carrément à poils, affalés sur les lits, les sièges ou bien à même le sol, occupés à palabrer et à picoler, les gestes lents, les yeux étrangement vides, tandis que les enfants se traînaient mollement d’un troupeau à l’autre, le regard aussi vacant que celui de leurs aînés.
Tous avaient disparus.
Les yards étaient vides.
Les véhicules avec les humains. Dans les allées ne restaient plus, de loin en loin, que de rares carcasses de voitures.
Ma parole, murmura Mac Coogan, ils sont bel et bien tous partis ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça cache ?….
Il arrivait parfois qu’un ou plusieurs des clans quittent le village pour aller tenir on ne savait où dans le bush, autour d’un rocher solitaire ou au fond d’un creek à sec, une de leurs cérémonies ancestrales, pendant lesquelles ils allumaient de grands feux, faisaient griller des kangourous, bouffaient et buvaient encore plus que d’habitude. Parfois aussi, telle ou telle famille s’absentait pour rendre visite à des frères ou des cousins installés dans l’un des villages voisins.
Mais jamais le quartier n’avait été aussi désert.
Abandonné.
Silencieux.
Fui.
Et la désolation qui y régnait serrait d’angoisse la gorge du shériff
.

Mac Coogan longea l’une des allées, la main instinctivement refermée sur la crosse de son pistolet de service, la chaussette droite tirebouchonnant sur sa cheville.
– Hello !… Quelqu’un ?…
Même les chiens étaient partis. Ces innombrables roquets pelés que personne ne nourrissait et qui se contentaient de chapardages.
– Partis, eux aussi ?
Le marshall se souvint que Shoemaker s’était plaint de la disparition de sa petite troupe de bâtards.
Y avait-il un rapport ?
Doués de se
ns qui échappaient aux humains, les chiens avaient-ils senti un danger ?
Et si oui, ce danger était-il à craindre ?
Mac Coogan n’avait pas la réponse à cette question, mais ça n’empêchait pas son intuition de lui clamer que oui, il y avait quelque chose à craindre.
– Quelqu’un ? appela-t-il de nouveau, sa voix paraissant désagréablement enrouée et hésitante à ses oreilles. Quelqu’un m’entend ?…
Il pénétra dans un des bungalows et fit le tour des cinq pièces, n’y trouvant que le même fatras qu’à l’extérieur.
D
es installation sanitaires inemployées.
D
es cuisinières déglinguées et couvertes de graisse.
D
es pièces totalement vides, l’une d’elles traversée en une diagonale presque parfaite par une colonne de fourmis grouillante, large de vingt bons centimètres.

Comme écrasé par une soudain découragement, il se laissa tomber assis sur le porche de la dernière baraque visitée, remonta enfin sa chaussette négligée et exhala un profond soupir.
– C’est mauvais, maugréa-t-il. C’est mauvais, mauvais, mauvais…
Il ne savait pas lui-même s’il parlait de la désolation qu’il avait sous les yeux, de la fuite des Aborigènes, du sort de Jarra-Creek, quasiment un village fantôme, surtout depuis la fermeture de l’élevage de poulets, le dernier employeur. Un village où ne survivaient plus qu’une poignée de Blancs. Un village qui, finalement, n’existait plus que par sa population noire.
Et si même ceux-là se mettaient en tête de se barrer…

Pendant les premiers siècles de la colonisation, les Anglais étaient pour la plupart des brutes envoyées à l’autre bout du monde par la justice britannique soucieuse de se débarrasser de ses mauvais sujets. Ils n’avaient eu en gros qu’une seule politique envers les « natives« , ces individus de couleur noire aux faces simiesques qui se baladaient à poils : le massacre.
Ce n’était qu’après la deuxième guerre mondiale que des humanistes moins brutes que leurs concitoyens avaient réussi à stopper le mouvement, juste à temps, à un poil que l’Australie blanche ne se fût rendue définitivement coupable de génocide.
Différentes politiques avaient été appliquées. Dans
certains états, comme le Northen Territory, on avait créé des réserves, immenses territoires quasi-indépendants, gouvernés par les Aborigènes eux-mêmes, où des milliers d’entre eux avaient pu reprendre leur vie paisible de chasseurs-cueilleurs. Ailleurs, dans le Victoria ou le New South Wales, on avait aboli la discrimination. Scolarisés, éduqués, soignés, les Aborigènes étaient désormais des citoyens à part entière, intégrés, comme on disait, ayant des emplois, des maisons et des barbecues du dimanche.
Ici, dans cette région inhospitalière et reculée de l’outback du Queensland,
l’état le plus nationaliste de l’île-continent, le plus fidèle à la mentalité pionnière des premiers arrivants, on les avait parqués dans des ghettos de bungalows comme celui de Jarra-Creek, leur allouant une pension mensuelle de six cent dollars par individu majeur, plus une prime à chaque enfant. On leur avait fourni en plus une certaine quantité de vivres par mois, principalement du riz et des conserves de basse qualité, plus une tenue de nylon qui ressemblait à un pyjama.
Et d
émerdez-vous avec ça.
Encore que ça ne s’était pas passé tout seul. En 1961, un député du Queensland s’était rendu célèbre en affirmant à la tribune de l’assemblée que « les fonds alloués à la préservation des Aborigènes était de l’argent foutu en l’air, étant donné que les noirs australiens étaient une race mourante et maudite par Dieu« .
Résultat : à l’instar des Amérindiens dans leurs réserves, les « natives »
du Queensland s’étaient inexorablement transformés en des clochards assistés, complètement paumés, alcooliques et acculturés, tout aussi incapables d’adopter pleinement le mode de vie des Blancs que de perpétuer leurs traditions millénaires.
Et ça, comme le soupirait ce jour-là le shériff Mac Coogan, c’était mauvais.
Très très mauvais.

Il fut tiré de sa rêverie morose par un brouhaha confus.
– Qu’est-ce c’est, maintenant ?
C’était la matinée des mystères, décidément !
Il tendit l’oreille. Le bruit, une sorte de frottement, venait, s’il ne se trompait pas, de l’endroit plus haut dans l’allée où il avait laissé sa Land-Cruiser.
C’était ça, alors ? On en voulait à sa voiture ? On lui tendait un piège pour l’éloigner de sa bagnole ?
Il sauta sur ses pieds et se mit à courir.
– Eh ! Là-bas ! Qu’est-ce que vous faites ? Arrêtez ça immédiatement ! C’est un véhicule de police !

Dès la deuxième foulée, sa chaussette droite récalcitrante glissa de nouveau sur sa cheville.

(À suivre)

 

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