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Goanna massacre – épisode 03

Publié par le 30 décembre 2023

 

Greg se retourna d’un bloc. Les yeux bleus agrandis par la terreur dans leur entourage de rides, il découvrit ce qu’il s’attendait à voir sans y croire encore. A deux pas de lui, au fond du cratère, là où il se trouvait tout à l’heure, se tenait de nouveau allongé l’énorme lézard noir tacheté de blanc.
– Sacré nom de pute !
En bon chasseur, malgré la panique qui déferlait en lui et l’absurdité d’une telle pensée, il se dit que l’horrible bestiole ferait un beau trophée. Une fois empaillé, un monstre pareil vaudrait son pensant de biftons, surtout avec ce losange rouge sur le dessus de la tête, qui brillait quasiment comme la veilleuse d’un appareil électrique.
– Attends voir…
Il amena doucement son fusil, l’abaissa, le braqua sur la bête.
– Attends voir, Satan…
Il posa le doigt sur la détente, mais n’acheva pas son geste.
Alors que ses yeux venaient de rencontrer ceux du goanna qui levait la tête vers lui, il se figea et tout son être s’emplit d’un froid mortel.
Les pupilles noires, en apparence dures comme du verre, luisaient d’une intelligence féroce.
D’une méchanceté sans nom.
D’une haine mortelle.
Greg ressentit l’effarante impression d’avoir la cervelle coupée en deux. Une partie lui disait qu’il se faisait des idées et que le goanna noir, pour gros qu’il fut, n’était jamais qu’une bête du bush en quête de son casse-croûte.
Puni… Mort… Homme blanc… Puni…
L’autre moitié lui hurlait que c’était un monstre sorti de l’enfer animé par l’envie de tuer.
Et des deux voix, c’était la seconde la plus convaincante.
La seconde, implacable, qui paralysait tous ses membres, refroidissait son sang, transformait les battements de son cœur en coups de marteau contre ses côtes…
Homme blanc… Mort…
Les mots sifflaient dans sa tête. Pas exactement des mots. Plutôt des impressions. Des sentiments, mais si précis, si douloureux, si menaçants…

Trois ans plus tôt, alors qu’on lui avait détecté une tumeur opaque dans la poitrine, il avait passé un scanner au Memorial Hospital de Mount-Elizabeth. Avant de l’enfourner dans la bon dieu de machine, le toubib lui avait injecté un liquide colorant en le prévenant :
– Ça va chauffer mais ce n’est pas grave…
Il avait senti cette saloperie presque brûlante progresser le long de ses veines alors que la voix de robot de la machine lui ordonnait :
– Gonflez vos poumons !

À présent, c’était pareil.
Sauf que le produit était glacial, comme un gel presque solide, un concentré de toutes les frayeurs du monde, qui s’insinuait dans son être, depuis sa poitrine , dans ses épaules, puis le long de ses bras, le long de ses cuisses, dans son sexe même, qui devenait un bloc de glace.
Ce n’était pas possible. Tout simplement pas possible.
Non m’sieur, ça n’existait pas dans la nature.
Greg avait traqué et tué des dizaines d’animaux. Des coyotes. Des chats sauvages. Des kangourous. Des renards…
Les bêtes ne pensaient pas.
Elles n’étaient qu’instinct. Elles n’élaboraient pas de plan.
Elles ne projetaient pas de tuer les humains !

Au milieu de ce cauchemar paralysant dans lequel il se trouvait, il vit la bête se tasser sur ses grosses pattes arrière, muscles bandés, se préparant à bondir et se projeter en hauteur, de toute sa masse, en un bond prodigieux.
BANG !
Il avait tiré. Son doigt avait pressé la détente.
Pressé ? Non : écrasé la détente.
Le geste réflexe d’un chasseur chevronné et d’un soldat qui s’était tiré des situations les plus désespérées dans la jungle des petits hommes innombrables.
Et il avait tiré juste. Fauchée en l’air, déchiquetée en son milieu par la 30-30 décochée à bout portant, la bête retomba au sol en deux morceaux. D’un côté, la majeure partie du corps, avec les pattes arrières massives et bourrelées de muscles qui cherchaient encore à cavaler, bousculant les cailloux sous leurs griffes, tandis que la queue fouettait le sol à grands coups. De l’autre, à quelques centimètres des boots de Greg, la partie supérieure, avec l’amorce des épaules et la formidable gueule qui mâchait le vide, découvrant des dents larges, à la fois courbe et pointues, disposées en désordre, certaines de travers, d’autres se chevauchant les unes sur les autres.
– Dans le mille, salope ! Exulta Greg. Et le sourire élargissait sa bouche semblait repousser le réseau de crevasses de sa vieille face burinée vers les tempes.
– En plein d’dans ! Oui ! OUI M’SIEUR !
Il leva haut la Remington et en abattit la crosse à trois reprises sur la gueule dont les mâchoires persistaient à s’ouvrir et se refermer.
– Tiens ! Et tiens ! Crève !

Il levait une quatrième fois son arme quand il s’immobilisa.
Devant lui, à hauteur de son visage, sur le rebord du cratère, était apparu un autre goanna.

Pas un autre. Le même.
Avec le même long corps massif d’un gris presque noir, tâché des mêmes motifs blancs, comme frottés à la craie, les même yeux aux cercles d’or, la même gueule aux dents de requin. Le même losange rouge rubis au milieu du front.

Apparu.

Il ne s’était pas glissé jusqu’au bord du puits, il ne s’était pas coulé de dessous une pierre. Il n‘était pas accouru d’on ne savait où. Il s’était matérialisé soudain, mufle en l’air, posé de tout son poids sur ses griffes en forme de bec de perroquet qui paraissaient prêtes à percer la roche, tant elles étaient pointues.

Greg laissa retomber son fusil, la main serrée sur le canon. Son sourire s’effaça. Dans ses yeux toujours écarquillés ne se lisait plus la peur, mais une sorte d’étonnement fataliste. Même son cœur, qui, quelques instants plus tôt, cognait dans sa poitrine à lui défoncer les côtes, ralentissait, s’apaisait, retrouvait un bon vieux ka-boum, ka-boum, ka-boum bien pépère.
Il était cuit.
C’était l’évidence, oui m’sieur.
Ce qu’il avait devant lui était à la fois implacable et inexplicable. Et s’il y avait une explication quelque-part, il ne la saurait jamais.
Alors, ce n’était même plus la peine d’avoir la frousse…
À quoi bon ?

Il ne se retourna pas, ni même ne prit la peine de jeter un regard par-dessus son épaule quand il entendit derrière lui des froissements de cailloux dérangés par des griffes, le frottement d’un ventre sur le sol, le claquement répété, impatient, d’une puissante queue sur une pierre.
Un troisième goanna.
Homme blanc… Mort… Punition…
Bon dieu, combien étaient-ils, ces démons ?
La bête devant lui se tassa sur ses pattes arrière et bondit de ce saut de crapaud qui paraissait une des caractéristiques de l’espèce.
Greg sentit les ongles s’enfoncer dans la chair de sa poitrine comme autant de couteaux. Il eut conscience du mouvement sinueux du goanna qui l’escaladait, et l’enfouissement brutal de son mufle au creux de son cou, cherchant la carotide.
Avec autant d’indifférence, il reçut le corps de l’autre bestiole sur le dos et le début de la morsure sur sa nuque. À l’intérieur de lui-même, il écouta les fracas effroyablement sonores de ses cervicales brisées et des déchirements des cartilages à l’arrière de sa carotide.

Dans ce qui lui restait de conscience, il pensa qu’il avait eu tort d’avoir autant la trouille au Vietnam, qu’il aurait été moins pénible de crever là-bas, de la main d’un des petits guerriers en pyjama, dans la fièvre d’un combat, qu’ici et maintenant, sous les dents de créatures surgies d’un enfer incompréhensible.
Et qu’il ne lâcherait pas son fusil, la main serrée à bloc sur le canon..
Non m’sieur.
Il ne leur ferait pas ce plaisir.

Non m’sie…

(À suivre)

 

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