Tandis que le Bedford rendu incontrôlable par la conjonction de sa vitesse, du coup de frein brutal et de la soudaine mise en biais de ses roues, se soulevait du côté droit et amorçait sa chute sur le flanc, le temps sembla s’arrêter pour Mary-Maud.
Dans la réalité, toute l’action ne dura qu’une pincée de secondes, mais ce fut assez, largement assez, pour que se gravât à jamais dans sa mémoire et dans ses moindres détails le tableau extraordinaire qui venait d’apparaître en face d’elle.
C’était une femme.
Oui, de cela, elle pouvait être à peu près sûre. Un être humain du genre féminin. Une femme. Une grosse femme, à en juger par les bourrelets de sa taille et l’épaisseur de ses cuisses. Une femme d’un certain âge, aussi, aux longs cheveux gris.
Elle était vêtue – Mary-Maud ne trouvait pas d’autre terme, bien qu’il fût inexact – de bas résille noirs maintenus tendus par une porte-jarretelle de dentelle rouge dont la ceinture s’enfonçait dans la chair épaisse des hanches.
Un porte-jarretelle coquin.
Un porte-jarretelle de pute, pour appeler les choses par leur nom.
À ses épaules pendaient deux bretelles d’un soutien-gorge également rouge, également de pute, dont les bonnets déchirés flottaient, révélant, là où auraient dû se trouver deux seins sûrement volumineux…
Des gros nichons, quoi.
Remplacés par deux blessures sanglantes de viande à nue, encore bordés, sur le bas, de filaments de peau. La main gauche manquait. Le bras se terminait à hauteur du poignet par rien d’autre qu’un filet continu de sang.
D’autres blessures parsemaient la chair nue. Il manquait des bouts à une épaule, au bas de côtes, à une cuisse…
Le tiers de la partie droite du visage était déchiré. La joue pendait presque jusqu’à l’épaule, lambeau sanguinolent qui tressautait au rythme de la marche de la…
De la créature.
Mais le reste de la face intacte permettait de voir qu’elle était maquillée. Outrageusement maquillée. Avec une pelletée de mascara noir sur l’œil qui lui restait, du rose à la truelle sur son unique joue et du rouge vif, épais, largement étalé sur et autour des lèvres.
– Un maquillage de putain. Ouais, d’accord. Okay. Tu te l’es déjà dit, Mary-Maud !
Ce qui était le plus révulsant, le plus effrayant, ce qui faisait le plus douter de la réalité, ce qui emplissait l’être de Mary-Maud d’un froid glacial, comme un million de petites pointes de gel sous sa peau, c’était qu’entre les cuisses de la… la… la femme…
– Quel autre mot ? Ouais, c’est quand même une femme !
Entre les cuisses de la femme pendait un…
Un reptile !
Un animal reptilien en tout cas. Un lézard puisque ça avait des pattes.
Un lézard aux mâchoires refermées sur la vulve de la femme et qui pendait là, se balançant comme un phallus monstrueux, la queue balayant le sol.
Dans l’autre monde, celui du temps réel, la gîte du van s’accentuait. Il était évident que la chute était imminente et qu’elle serait violente et dangereuse. Mais dans le monde où se tenait Mary-Maud, celui des secondes suspendues, elle n’en avait pas conscience.
Tout ce qu’elle voyait, plongée dans un état indescriptible de terreur et d’incrédulité, c’était que l’œil gauche du monstre femme était levé au ciel, plein d’une admiration extatique de ferveur. et que ses lèvres prononçaient un mot si distinctement que Mary-Maud croyait l’entendre :
– ALLELUIA !
Alleluia ?
À moitié bouffée, à l’évidence mourante, ne tenant plus debout que mue par on ne savait quelle énergie, attifée en actrice porno, une sorte de gros lézard occupé à lui mordre la chatte à pleines dents ?
Alleluia ?
Alors le van se coucha.
Il se mit à tournoyer sur le bitume dans un fracas de tonnerre et un orage d’étincelles, tandis que le pare-brise éclatait en milliers de fragments. Que la ceinture de sécurité de Mary-Maud lui sciait la poitrine. Que Marilyn était projetée par-dessus le volant.
Et disparaissait, happée par le vide.
(À suivre)