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Goanna massacre – épisode 06

Publié par le 20 janvier 2024

 

La lumière du soleil levant se frayait difficilement un passage au travers de la couche de poussière rougeâtre qui couvrait la vitrine. Le Grec jeta un regard à l’horloge publicitaire affectant la forme d’un pneu de camion dont les aiguilles, à peine visibles derrière le cadran graisseux, marquaient 07 H 30.
Décidément, pensa-t-il, il se levait de plus en plus tard…
Naguère, il était debout dès 05 H 00. Bien rasé, les cheveux humides, la salopette propre, il rejoignait Éléni qui était déjà en train de s’affairer devant la monumentale cafetière à filtre tout en échangeant les banalités d’usage avec les routiers qui s’étaient garés sur le terre-plein pendant la nuit.
Désormais, à quoi bon ?

Plus tôt, ce matin, alors que la lune envahissait encore sa chambre de lumière blanche, il avait été tiré un moment de son lourd sommeil d’ivrogne par les bruits de moteurs de voitures qui passaient sur la route.
Son oreille exercée de mécanicien avait reconnu les ronflements irréguliers, les claquements de pièces mal réglées et les pétarades de vieilles bagnoles négligées par leurs propriétaires.
Les « Niggers ».
Ces damnés Aborigènes qui se foutaient de tout en général et de l’entretien mécanique en particulier !
L’esprit embrumé par des restes de rêves et des brouillards d’alcool, il avait pensé :
– Tiens, v’là les négros qui s’en vont faire un tour…
Puis, comme cette pensée faisait naître en lui du déplaisir,
(Cogne, Dimitri, cogne, on le tient bien!)
Il s’était appliqué à se rendormir, ce qui, relents de bourbon aidant, n’avait pas été bien difficile.

N’empêche que, plusieurs heures plus tard, le mystère restait entier. Qu’est-ce qui était passé par la tête des Aborigènes, les trois cents et quelques dégénérés qui vivaient dans le quartier de bungalows érigés pour eux, au bout de Cross-street, pour s’en aller comme ça, bien avant les première heurs du jour, quasiment en convoi ?
(Cogne cogne cogne…)
Cette question l’emplissant à l’heure du hot-dog-bière du même malaise qu’il avait ressenti à l’aube dans son lit, Skafias la repoussa de nouveau. Plus exactement il la déglutit en même temps que la dernière bouchée de son hot-dog, l’envoyant dans les tréfonds de son être.
(Les Aborigènes se barrent, hein, mon gros ? Qu’est-ce qui leur prend ? Est-ce que ça pourrait avoir un rapport avec hier soir ? Qu’est-ce qui a bien pu se passer hier soir avec les Négros, Dimitri ?)
Impossible de s’en souvenir, bordel !
Trop soul… Encore un coup… Beurré à l’inconscience…

Histoire de faire taire une bonne fois pour toute la petite voix qui s’élevait en lui, il se retourna, fourragea quelques instants en dessous de sa considérable bedaine, se grattant ce qui lui restait de testicules, ouvrit la porte du frigo et prit une nouvelle Four-X. Il était sur le point d’en arracher la languette quand il se figea soudain.
– Qu’est-ce…
Dans l’atelier voisin, un préau de tôles aux piliers d’acier, séparé de la boutique par une double porte aux battants percés de hublots, avait retenti un bruit.
Ou plutôt des bruits.
Un choc sourd, suivi d’un cliquetis à la fois multiple et métallique.
– Qu’est-ce que…
Dimitri n’avait aucun mal à identifier les sons. Il visualisait parfaitement l’une des boîtes à ampoules vides qu’il avait l’habitude d’emplir de vis, écrous, rondelles et autres languettes de métal, suivant la loi immuable des mécanos, « ça pourra toujours servir ».
– Qu’est-ce que c’est que…
Il la voyait choir de l’établi.
Poussée par ?
La voyait se renverser au sol, répandant son contenu…
– Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?…

Il prit une inspiration et cria, d’une voix qui parut désagréablement aiguë à ses oreilles :
– C’est toi, Guardian ?
Il savait bien que non. Le doberman était trop mal en point pour se traîner jusqu’à l’arrière du bâtiment.
En plus, jamais Guardian ne se serait hasardé aux alentours de l’atelier. C’était « zone défendue » pour lui, une leçon que, encore chiot, il avait apprise d’un Dimitri plus jeune et plus costaud à coups de sérieuses dérouillée à la ceinture.
Pas traîner vers le grand hangar aux senteurs d’huile et de métal. Jamais. Bien maître. Pas se faire voir des humains qui tapent avec des outils, poussent des jurons et des grands éclats de rire. Jamais. Compris, maître. Merci, maître.
Ayant posé sa sa bière lentement, avec des précautions instinctives pour ne pas produire de bruit, Skafias s’empara de même de la batte de baseball sous le comptoir, celle qui servait naguère à convaincre les routiers ivres que c’en était fini des conneries et qu’il était temps de reprendre la route sans faire d’histoires.
La douleur désormais familière surgit dans sa poitrine, partant de son cœur pour lancer ses langues de feu à travers tout son côté gauche. Il s’appliqua à respirer plusieurs fois, lentement et profondément.
Inspire… Expire…
Brandissant la batte à deux poings devant son visage, il gagna le bord du comptoir puis se dirigea vers la porte de l’atelier, un pied nu après l’autre, dans une démarche guerrière que les fluctuations de sa chair obèse rendait comique.
Inspiration… Expiration… Inspi…

La couche de graisse et de poussière qui maculait les deux hublots rendait impossible de voir quoi que ce soit au travers. Sfakias se pencha sur les battants, l’oreille tendue.
De l’autre côté lui parvinrent de nouveaux bruits. Des frottements. Des glissements. Comme si on traînait un sac plein sur le sol. Avec en même temps quelque chose de mou. De visqueux. D’humide.
De reptilien.

Le gros bonhomme sentit une sueur glacée jaillir de tous ses pores, l’envelopper tout entier et dégouliner en rigoles le long de sa peau brûlante, tandis que la douleur se faisait plus vive dans sa poitrine, poussant sa pointe incandescente jusque dans son biceps gauche.
Qu’avait-elle gueulé, la vieille folle, hier soir, au pub, pendant qu’il…
(Cogne, le Grec!)
La vieille Aborigène à la crinière hérissée en pointes, celle qu’on appelait Grandma Jackson, que criait-elle donc ?
Quelque chose à propos de serpents…
De reptiles…
Non, de lézards ! De foutus méchants lézards…
Inspire… Expire… Inspire… Ah et puis merde !
– Attention, là-dedans ! Je vous préviens, j’entre…
Assurant sur le manche de la batte ses mains devenues glissantes, ignorant la pulsation aiguë qui torturait sa poitrine,
– J’entre et ça va chier !
Dimitri Sfakias poussa du genou l’un des battants de la porte de l’atelier.

(À suivre)

 

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