Ce n’était pas de la peur.
Non.
C’était au-delà de ça.
Les mannequins figés dans les vitrines des magasins de vêtements pouvaient-ils éprouver de la peur ?
Non.
Kyle Kayes III, à cette minute, était aussi vide que ces faux humains de plastique. Comme eux, il n’était plus que néant à l’intérieur. Une enveloppe qui avait l’apparence du Kaiser, le chef respecté et redouté du ranch Double K mais qui ne contenait plus rien.
La marée grouillante des goannas s’étendait à perte de vue. Elle avait enseveli sous elle les corps des bergers. Les premiers monstres étaient à moins de dix mètres de lui, les regards vides, la démarche presque mécanique.
Une armée innombrable de soldats d’écaille, aux pattes griffues, que rien ne saurait arrêter.
Des milliers de lézards tous identiques, gris foncé marbré de blanc, le front orné du même rubis rouge, les mêmes gueules s’ouvrant et se refermant, les mêmes yeux minéraux entourés d’or, dans lesquels ne se lisait qu’une promesse de mort.
Inutile d’essayer de s’échapper.
D’ailleurs, Kyle ne le désirait pas.
Les mannequins dans les vitrines éprouvent-ils l’envie de fuir ?
Non.
La vieille Grandma Jackson le lui avait craché au visage, la veille, agenouillée au côté du grand gosse agonisant :
– Je vais faire venir le Grand Goanna. Il se multipliera. Il deviendra une légion qui bouffera tous les foutus méchants Blancs.
Et voilà qu’elle s’étendait là, devant lui, la cohorte infâme.
Et voilà qu’elle allait lui prendre la vie.
Et voilà que ça n’avait plus aucune importance, parce qu’il était déjà mort depuis plusieurs minutes.
Cette immense nappe tumultueuse de peaux écailleuses, c’était la négation de tout ce sur quoi il avait basé son existence.
Lui, son père et son grand-père avant lui. Les fondateurs et les continuateurs du ranch Double K. Les pionniers de la civilisation dans cette région négligée par Dieu.
C’était l’affirmation de croyances qu’ils avaient toujours rejetées comme autant de superstitions primitives, insensées et ridicules. Qu’ils avaient toujours ignorées, méprisées et voulu éradiquer.
En bref, cette horde de griffes, de dents et de regards morts, c’était la preuve qu’ils s’étaient toujours trompés.
Les existences des Kaiser, Kyle Kayes I, Kyle Kayes II, Kyle Kayes III, les troupeaux d’ovins gigantesques, les vastes hangars ripolinés, le cottage derrière sa clôture blanche et ses bougainvillées, tout ça n’était qu’une erreur.
Une longue, terrible et pitoyable erreur.
Kaiser leva haut les deux bras et le visage, planta ses yeux dans le ciel qui l’avait vu naître et grandir, l’immense ciel du bush, d’un bleu si intense qu’il en paraissait blanc.
Un premier lézard se coula entre ses jambes et lui arracha d’un coup de mâchoires un tiers du mollet droit.
Il grimaça à peine.
(À suivre)