Debout côte à côte à la fenêtre de leur appartement, Vukan et Mila Bersikovic observaient le Land-Cruiser du marshall Mac Coogan s’éloigner sur Main street, avec ses logos tapageurs « Jarra-Creek-Police » sur les flancs, le capot et le cul, plus son antenne radio disproportionnée qui se balançait à l’arrière du toit.
Mac Coogan longea l’église presbytérienne, d’un blanc devenu sale, dont les fenêtres en ogive et le portail étaient barrés de planches clouées de travers, puis le dispensaire qui lui était mitoyen, tourna au carrefour et disparut dans Cross-street.
– Petite bite prétentieuse… maugréa Vukan.
Un homme de taille modeste mais considérablement trapu, aux cheveux très noirs et au poil épais qui recouvrait comme une fourrure ses avant-bras et le dos de ses mains.
Mila avait renchéri :
– Dans sa tête, il est dans une série télé, avec lui dans le rôle du héros…
C’était une grande femme blonde et plantureuse. Elle avait été jolie à croquer pendant sa prime jeunesse. L’âge, l’épanouissement de ses formes et l’assurance de la maturité lui avaient donné un sex-appeal auquel la plupart des hommes étaient sensibles.
Après avoir échangé un même soupir de lassitude, les deux époux commencèrent à se préparer pour une nouvelle journée de travail.
Tout le monde, à Jarra-Creek, plaisantait volontiers dans le dos du marshall Mac Coogan à propos de ses attitudes martiales, de sa mentalité réglement-réglement, de ses uniformes amidonnés, sans oublier ses chaussettes blanches éternellement tirées jusqu’aux genoux. Mais nuls ne le méprisaient plus franchement que les « Bersi », comme on disait couramment, qui avaient à subir ses remontrances presque chaque semaine.
Désordre.. Bruit… Tapage… Comportements contraires à La Loi… Un avertissement, mais la prochaine fois…
Comme s’il était possible de tenir un commerce dont le but principal était de fournir de l’alcool à des centaines de poivrots, une poignée de Blancs et une légion de Noirs, dans une ambiance de messe du dimanche !
Pour ne rien arranger, Mac Coogan ne buvait presque pas, se contentant d’une bière de ci de là. Une Foster’s que Vukan lui offrait, car il connaissait les usages, lui !
Ce matin, le flic avait fait encore plus fort que d’habitude en montant carrément chez eux, dans leur espace privé, pour cogner du poing à la porte, alors qu’ils étaient à peine sortis du lit.
– Cette fois, c’est grave, vous risquez vraiment un rapport…
Mila, en culotte et soutien-gorge, se pencha de nouveau à la fenêtre pour jeter un coup d’œil à ce qu’ils appelaient « la terrasse », en réalité un simple carré de béton à l’angle du pub où se massaient pour picoler les clients aborigènes, qu’on servait par une lucarne.
– N’empêche, remarqua-t-elle, Mac Coogan n’a pas tort. Ils ne sont pas là. Tu as entendu des voitures, toi ?
Vukan, en train d’enfiler son pantalon, secoua négativement la tête. Tous deux carburaient aux tranquillisants arrosés de bourbon, histoire de tenir le coup dans l’atmosphère débilitante, à doses accrues depuis le début de l’agonie du bled. Quand ils dormaient, c’était d’un sommeil de plomb.
– Bof, fit-il. Tu les connais. Z’ont sûrement une de leurs cérémonies quelque-part dans le bush. Reviendront vite, quand qu’ils auront soif…
Ils échangèrent un regard au travers duquel ni l’un ni l’autre ne pouvait s’empêcher d’exprimer une légère inquiétude.
Pour le pub, le Jarra-Creek Star, comme pour le Memorial General Store de J.T Walker, non loin, sur Main-street, les deux seuls commerces de Jarra-Creek depuis le gros Skafias avait quasiment fermé boutique, les poches des Aborigènes, tous pensionnés par l’État du Queensland, constituaient le principal du revenu.
D’un confortable revenu.
Et même, depuis que les Blancs se comptaient sur les doigts des mains, à peu près la seule source de dollars.
– Bon, on ne va pas se prendre la tête, non plus…
– T’as raison.
Les Bersi s’adressèrent l’un à l’autre un haussement d’épaules fataliste et se détournèrent pour finir de s’habiller.
Ils habitaient au-dessus de leur bar, dans un confort plus que relatif : des meubles dépareillés, un réduit sans fenêtre en guise de salle de bains, un climatiseur branché en permanence et, pour seul élément de confort, un tableau représentant les Bouches de Kotor, dont les parents de Vukan étaient originaires.
Avec l’argent qu’ils ramassaient, ils auraient pu se payer un logement plus confortable, mais, comme disait Mila, ça aurait été jeter les billets de banque dans les toilettes et tirer la chasse par-dessus.
Leur fric, il était envoyé chaque mois sur un compte épargne de la Commonwealth Bank et, le moment venu, dans une dizaine d’années, servirait à leur assurer une vie paisible dans un coquet pavillon quelque part sur la côte adriatique.
En attendant ce temps béni, inutile de faire des frais.
Vukan s’évertuait à boutonner son col sur son cou épais en maugréant :
– Tout de même, cette vieille négresse. J’aurais peut-être dû…
– Tais-toi, chéri, lui intima sa femme. Tu as dit ce qu’il fallait dire !
– Tout de même…
– Oh, ferme-la un peu, tu veux !
Le soleil déferlait dans la chambre en tranches irrégulières, découpées par les lattes tordues du store qu’avait descendu Mila. Penché sur le lavabo branlant, Vukan s’aspergea le visage d’eau pour chasser les derniers relents du sommeil à l’anxiolytique et s’ébroua.
– N’empêche que si le marshall continue à poser des questions…
– C’est bien toi, ça. Toujours à flipper pour un oui ou pour un non…
Mila se contorsionnait pour enfiler sa robe étroite, les deux bras levés.
Dans un bled du genre de Jarra-Creek, il aurait fallu être un sacré malchanceux pour ne pas s’enrichir aux commandes d’un bar. Une grande partie des salaires des quelques blancs qui restaient et des pensions des Aborigènes venait d’elles-mêmes se coucher dans le tiroir-caisse d’en bas.
Mais si, en plus, des propriétaires et des garçons bergers de ranches lointains, à trente, quarante ou même cinquante kilomètres, se tapaient régulièrement la distance, aller et retour, pour le plaisir de passer la soirée au Jarra-Creek Star, le couple le devait au tour de poitrine, aux hanches montées sur roulement à billes et aux cuisses généreusement dévoilées de Mila.
– Tu as bien fait de tout mettre sur le dos de Shoemaker, continuait-elle. Il a cogné sur le bonhomme, non ?
– Oui, mais les autres…
– Oublie les autres, bon sang. Tu veux des ennuis avec Kaiser ? Tout le monde sait qu’Eli est une brute. En plus, il lui faut un mode d’emploi pour se torcher le cul.
Vukan grogna sous la serviette dont il s’essuyait la face.
Mila avait sûrement raison, comme d’habitude.
C’était elle le cerveau de l’équipe. Il le savait. Lui-même était bon à cuire des steaks, servir des bières et rouler des yeux furieux quand une main s’attardait trop sur la croupe de sa légitime. Dès que les choses devenaient un peu plus subtiles, il s’en remettait à elle.
N’empêche, il n’était pas tranquille.
– Vous le connaissez comme moi, Marshall, c’est ce taureau cinglé qui s’est acharné sur le Noir… avait-il déclaré.
C’était vrai.
Mais ce n’était pas l’entière vérité…
Du rez-de chaussée parvint le bruit de la porte d’entrée du Star qui se rabattait. Des pas sur le parquet. Des échanges de conversation.
– Les v’là, soupira Mila, sans plaisir particulier, achevant de se coiffer devant la glace de l’armoire.
J.T. Walker, le plus probablement. Le patron du supermarché. Accompagné de quelqu’un. Un des bergers employé par Kaiser, ou deux, voire Kaiser lui-même. Il semblait à Vukan avoir entendu des motos pétarader du côté de chez Skafias, une dizaine de minutes plus tôt…
Les Bersi ne fermaient jamais la porte du Star. Les clients réguliers les plus matinaux pouvaient entrer et même, s’ils ne voulaient qu’une bière, se servir eux-mêmes dans l’un des frigos. Les Blackfellows, eux, savaient qu’ils n’avaient en aucune circonstance accès à la salle.
Sauf incident, comme la veille, quand le grand Nègre…
Le malaise inhérent au souvenir de la soirée envahit de nouveau Vukan qui secoua la tête pour chasser les images déplaisantes de sa cervelle.
– On y va ? lança-t-il à sa femme.
– Une nouvelle journée au Paradis, fit celle-ci, sur un ton chantant.
Et, au passage, elle fit claquer une bise sur le bout du nez de son mari.
(À suivre)