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Goanna massacre – épisode 18

Publié par le 28 avril 2024

 

Si, du dehors, avec sa façade de bardeaux vernis, le Star ressemblait encore à un saloon des temps anciens, à l’intérieur, le bar avait été rénové en 1974 par un précédent propriétaire dans les style de ces années-là : tabourets et banquettes à coussins de moleskine marron, lustres et appliques murales de faux verre orange vif.
Un long et large comptoir d’inox en « L«  tranchait la salle à son tiers, flanqué de la fameuse lucarne s’ouvrant sur la rue, au travers de laquelle on servait les Blackfellows.
Le sol était recouvert d’un
carrelage crème de ciment fantaisie semé de granulés multicolores, comme une cassetta tutti-frutti italienne. Carrelage qu’armé d’un balai-serpillière, Vukan Bersikovic frottait avec énergie. Il avait fait le plus gros la veille, avant de monter se coucher, mais la lumière du jour, qui déboulait crue et jaune de la grande baie vitrée, elle aussi percée en 74, révélait des restants de vagues brunes. Celle du sang qui s’était écoulé des blessures du grand Aborigène quand celui-ci, sous l’avalanche des coups, avait fini par tomber inconscient
.

– Le meilleur, c’était quand même celui que je lui ai mis dans le bide avec celle-là ! lança J.T. Walker, accoudé devant une Four X et un shot de bourbon.
Il soulevait son pied droit chaussé d’une fausse botte mexicaine en faux crocodile au bout prolongé d’une pointe de métal doré, ricanait, son visage maigre fendu d’un sourire de joie mauvaise.
Paf ! Direct sous les côtes ! Je parie que j’y ai planté le foie ! Eh, Vukan, t’as de la chance de pas nettoyer de la merde, ce matin !…
Ni Vukan, ni Mila, qui s’affairait derrière le bar, ni aucun des six clients matinaux, tous des habitués, représentant quasiment le tiers
des derniers Blancs de Jarra-Creek, ne prêtaient attention aux propos entrecoupés de gloussements de Walker.

Jenssen et Maugham, les inséparables, tous deux bergers au ranch Double K, eux aussi au comptoir, râlaient entre eux car, s’étant arrêtés à la station-service pour remplir les réservoirs de leurs motos, ils avaient trouvé porte close.
– Foutu Grec ! Au lit avec la gueule de bois, tu paries ? grognait l’un.
Putain de merde de gros patapouf de merde !
– Trop occupé à bouffer pour servir les clients, bougonnait l’autre.
C’est ça quesse qui s’passe, ouais !
C’étaient deux quadragénaires pareillement tannés par le soleil et la poussière du bush, puant pareillement le suint de mouton, pareillement vêtus de chemises de flanelle et de blues jeans, pareillement coiffés de chapeau de feutre d’une couleur devenue pareillement indéfinissable et pareillement chaussés de boots basses éculées.
Ils levaient machinalement leurs Forsters en direction
l’un de l’autre avant de s’en envoyer une bonne lampée, faisaient claquer la boîte sur le comptoir en rotant de satisfaction.
– Foutu Grec ! La gueule de bois d’hier, mon billet là-dessus !
– En train de bouffer ses putains de merde de hot-dogs de merde
, c’est ça quesse qu’y fait !
Et ça recommençait : gorgée de bière, foutu Grec, putain de merde d’obèse,
bière, foutu Grec, etc… comme un duo d’automates détraqués.

Assis à sa table habituelle, à côté de l’entrée, se trouvait Desjoyaux, le vieux cordonnier-bourrelier, installé à Jarra-Creek depuis si longtemps que lui-même ne se souvenait plus du jour de son arrivée, qui survivait maintenant de petits de boulots, réparations de godasses ou de selles de moto. La face ridée presque entièrement dissimulée par de longs cheveux, la visière crasseuse d’une casquette de base-ball et une énorme barbe grise broussailleuse, il se tenait courbé, presque bossu, en homme qui a passé son existence penché sur un établi.
Quand on s’approchait de lui, comme Mila un peu plus tôt, qui lui avait servi son premier triple scotch de la journée, on pouvait l’entendre fredonner entre ses dents des anciennes chansons militaires françaises, l’hymne national La Marseillaise, La Madelon et une autre litanie qui parlait de boudin.
Lui aussi était présent la veille, pendant le massacre du grand Aborigène, mais il avait été
parmi les seuls
à ne pas y participer, se contentant de regarder distraitement le spectacle tout en marmonnant que le jour de gloire était arrivé.

Ce que j’aurais dû faire, couinait J.T. Walker, de sa voix aiguë d’adolescent qui n’aurait pas mué, c’est lui en mettre un coup dans la tempe. Paf dans la tête. Comme ça, on aurait résolu le mystère, hein ?
Il se redressa de toute sa petite taille, sanglé dans sa chemise noire à broderies
« western« , le bourbon dans une main, la Four X dans l’autre,
quêtant l’attention des autres qui ne l’écoutaient pas le moins du monde.
– Le mystère, hein ? On aurait enfin su si les négros ont une cervelle, hein ? Hein ?…

Vukan se redressa soudain et éternua dans le creux de son coude à cinq reprises. L’ammoniaque et le désodorisant citronné du détergent qu’il employait lui faisaient toujours cet effet.
Les autres clients, dont Krista Maddock, une robuste femme, veuve depuis des lustres, qui avait été une contremaître redoutée à Jarra-Chicken jusqu’à la fermeture de la boîte, restaient silencieux, qui devant un café, qui sirotant une bière. Leurs regards étaient levés vers l’écran de télévision qui dévidait l’interminable émission de télé-achat du matin, coupée tous les quarts d’heure par la même séri
e de publicités.
– Que des cinglés… songeait Vukan en se mouchant.
Ils n’avaient pas seulement l’air hagard d’individus mal réveillés, pour la plupart aux prises avec la gueule de bois, hypnotisés par le flux abrutissant d’un show TV débile. Tous arboraient en plus une expression commune, faite d’égarement et de vide, avec on ne savait quelle peur au fond des yeux, quelle angoisse dans les rides qui se creusaient autour de bouches qui ne souriaient pratiquement plus jamais.
Fous, on devient fous… pensait Vukan.
Des zombies.
Des râclures d’asile.
Des morts-vivants de plus en plus amorphes et désorientés au fur et à mesure que Jarra-Creek se vidait.
Mila, avec la truculence et le franc-parler qui avaient assuré son succès en tant que serveuse, le répétait au moins une fois par jour :
Y z’ont jamais été des flèches, ça non, pas un ou une pour rattraper l’autre, mais là, y sont carrément en train de perdre la boule.
Vukan soupira int
érieurement.
– Elle a raison. Seigneur, vivement qu’on se tire d’ici…
Il imagina un instant la façade blanche devant la mer bleue de la villa de la côte italienne où il rêvait de filer une retraite heureuse.
Puis, ignorant que, voué à mourir d’une atroce manière dans quelques heures, il ne la verrait jamais, il se remit à brosser la dernière traînée récalcitrante de sang séché.

Jenssen et Maugham se renversèrent en arrière d’un mouvement jumeau, les boîtes bleues de Forsters vissées à leurs lèvres, en aspirèrent les dernières gouttes et, avec toujours le même ensemble, les reposèrent sur le comptoir.
Plantée devant eux, un peu déhanchée et
la poitrine en avant, dans la pose de serveuse avenante qui lui était devenue naturelle après tant d’années de comptoir, Mina leur lança :
– Une autre, les gars ?
– Naaa… fit Maugham en s’essuyant la bouche du revers de la main. Y a du boulot et pour le boulot y nous faut de l’essence.
– On va aller réveiller ce foutu fainéant de Grec.
– Ouaip !… C’est exactement ça
quesse qu’on va faire.
– Et s’il est encore à bouffer ses putains de merde de sandwiches à la chaîne, on s’en va passer par l’atelier et le tirer dehors.
– Ouaip
mate. C’est ça quesse qu’on va faire
Ils se dirigèrent d’un même pas traînant vers la sortie, tandis que le vieux Desjoyaux fredonnait, bouche fermée, qu’une speakerine promettait une ristourne extraordinaire pour un appareil à mass
er les plantes des pieds si on le commandait MAINTENANT ! Et que J.T. Walker continuait de caqueter :
– Qu’est-ce qui lui a pris, au négro ? Il le sait, non, que c’est interdit d’entrer ici. Déjà que je leur laisse l’accès libre au magasin…

Après un dernier regard de contrôle à la netteté du carrelage, Vukan planta son balai dans le seau à l’eau désormais rosâtre, s’empara de la anse et se prépara à aller le vider dans les toilettes. Passant près de J.T., il lui lâcha :
– C’était un gamin. Un gosse qu’avait trop bu, c’est tout.
– Tu parles d’un gamin, ricana l’autre avec un de ses rictus qui, découvrant ses dents trop grandes, lui donnaient un air de canasson et que Vukan avait toujours envie à d’effacer d’une gifle. Non mais, t’as vu sa taille. Près de deux mètres, le gars !
– Un enfant, insista Vukan, calmement. En plus, apparemment, un simple d’esprit. Il ne savait pas ce qu’il faisait…
Walker s’envoya une lampée de scotch.
– Mouais, fit-il, pas convaincu. De toutes façons, il ont tous du retard là-haut.
Débiles de naissance. Et cette vieille-là. T’as entendu les conneries qu’elle a dites ? Ces histoires de lézards ou je ne sais pas quoi ?…
– Ouais. Des lézards… Eh, qu’est-ce que c’est ?
Vukan tourna brusquement la tête, l’oreille tendue.
– Quoi ?
Qu’est-ce que tu…
De la main, il fit taire Walker. Il lui avait semblé entendre un cri venant du dehors. De la station-service de Skafias, très exactement.
– On a
appelé, on dirait…
J.T. Walker haussa ses
épaules de poulet de batterie.
– Rien entendu.
On aurait dit Jenssen et Maugham.
– Pff… Rien entendu, je te dis. Et pu
is qu’est-ce que ça peut faire ? Ils sont toujours à gueuler, ces deux-là…

À ce moment-là, la télé s’éteint brusquement, en même temps que les appliques murales et les voyants de la machine à café, alors que le climatiseur s’interrompait lui aussi, poussant un dernier râle, comme un animal de bât qui s’ébroue.
Des exclamations saluèrent la panne.
– Encore ?
Y en a marre !
J.T. frappa le carrelage du talon de sa botte dans un geste d’exaspération.
– Le téléphone ? Putain,
et le téléphone ? Je devais appeler pour passer des commandes, ce matin, j’ai préféré venir boire un coup avant…
Ayant posé son seau au sol, le manche du balai en équilibre contre le comptoir, Vukan interrogea Mila du regard. Celle-ci alla décrocher le vieux combiné de plastique orange à touches, près de la caisse enregistreuse, écouta un instant, les
so
urcils levés, puis raccrocha en soupirant, en secouant négativement la tête.
– Mort.
– Merde. Merde. Meeeeeerde ! s’énerva J.T. Walker.

Il y avait eu un temps, quelques années auparavant, où il avait été question d’installer des antennes-relais pour les téléphones portables. Mais les gens qui décidaient ce genre de plan avaient finalement décidé de consacrer les budgets à d’autres choses qu’à équiper une région aussi paumée que les confins du Queensland.
Les c
âbles et les poteaux qui les soutenaient le long de la Wellington road étaient à peine plus jeunes que, disons, le pyramides d’Égypte et les pannes étaient relativement fréquentes. Deux à trois fois par an, en moyenne. Il fallait alors que Jarra-Creek se débrouille pour l’alimentation électrique avec les groupes électrogènes que possédaient certains, en attendant qu’une équipe de techniciens daignât
venir de Mount-Elizabeth pour voir ce qui clochait.
Et pendant ce temps, la seule voie de communication avec le reste du pays qui restait, c’était la radio dans la voiture du marshall.

Écoutez ! s’écria Vukan, tendant de nouveau l’oreille.
Cette fois, tout le monde avait entendu les cris horrifiés. Tout le monde reconnaissait les voix de Jenssen et Maugham, qui hurlaient depuis la station-service.

Un silence inquiet tomba comme du plafond et envahit la salle du Star, où on entendit plus que le murmure de Desjoyaux qui, reclus dans son délire intérieur, continuait à chanter en sourdine.
– Entendez vous… Hmm hmm hmm… Dans nos campagnes… Hmm hmm hmm… Les cris… Hmm hmm… Des féroces soldats…

(À suivre)

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