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Goanna massacre – épisode 20

Publié par le 12 mai 2024

 

Le soleil de fin de matinée avait beau entrer à flots par les deux fenêtres, avec l’une dont la vitre manquante depuis longtemps était remplacée par un carton, la cuisine était si grise de crasse, avec ses meubles dépareillés poussiéreux, ses murs jamais lessivés et son sol gras, qu’elle paraissait sombre comme l’intérieur d’une chapelle.
Une chapelle dont l’air aurait été empuanti par les ordures trop longtemps conservées dans une poubelle débordante, pour sûr, mais une chapelle quand même.
Même le frigo, d’un modèle ancien, au design tout en courbes des années soixante était d’un jaunâtre si terne,
les alentours de la poignée si noires, qu’on ne l’aurait pas remarqué s’il n’avait émis en permanence un ronflement quasiment aussi sonore que celui d’une bagnole.
Une vieille bagnole, pour sûr.

Assis à une table dont le revêtement de formica était décollé sur une bonne moitié, Eli Shoemaker, le visage maussade encadré de cheveux blonds qui tombaient en longues mèches sales et le regard sombre, s’occupait à alterner des gorgées de bourbon et de bière Four X.
Dans la pièce voisine, Joanna s’affairait à l’une ou l’autre de ses tâches de bonne femme en émettant toutes les trente secondes un reniflement suivi d’un soupir.
Elle chialait.
Comme d’habitude.
Cette conne
de rouquine
pleurait si souvent et si longtemps qu’Eli se demandait s’il lui arrivait encore de pisser.

Bourbon. Bière. Re-bière. Re-bourbon.
Tout ça à cause, soi disant, de la mandale, une petite gifle même pas appuyée qu’il lui avait balancé après le départ du mars
hall Mac Coogan, parce que…
Parce que…
Bourbon. Bière.
Parce que Mac Coogan était un con. Parce qu’elle l’avait laissé entrer dans leur propriété sans rien dire. Parce que la maison était branlante, la cuisine dégueulasse, le carreau de la fenêtre toujours pas réparé. Parce que la journée s’annonçait déprimante comme celle d’hier, comme celle de l’avant-veille et, supposait-il, ne soupçonnant pas ce qui allait lui arriver, le serait la journée de demain.
Bière. Bourbon. Re-bourbon.
Parce que ce jeune négro foutrement trop grand pour son âge et plus qu’à moitié débile était si ivre la veille qu’il en avait oublié l’interdiction faite à ceux de sa race d’enter dans la salle du pub.
Parce que Kaiser avait dit qu’il fallait lui donner une leçon
et parce que lui, Eli Shoemaker s’était chargé de donner le premier coup.
Parce que les autres, tous les autres, s’étaient déchaînés comme jamais.
Parce que les souvenirs brumeux de cette orgie de coups, même s’il se fichait du sort d’un nègre à qui il n’avait jamais parlé, juste peut-être mis un ou deux coups de pieds au cul, comme ça, au passage, quand il l’avait croisé, lui laissait une drôle d’amertume dans le cœur.
Une bizarre op
pression dans la poitrine.
L’impression d’avoir une main serrée sur sa gorge.

Bourbon. Bière, la dernière gorgée.
Eli renversa la tête en arrière pour en boire l’ultime goutte avant de la jeter en direction de la poubelle.
Raté.
La boîte tomba sur les emballages de burgers en polyst
y
rène qui s’empilaient à son pied et roula sur le sol.
– Puuuuuuutain…

Il se leva pesamment, shoota de son pied nu dans la boîte, l’envoyant rebondir sur le mur, ouvrit le frigo et s’en reprit une qu’il dégoupilla aussitôt.
Un nouveau reniflement se fit entendre dans la chambre.
Seigneur !…
La principale caractéristique de Joanna avait toujours été de porter sur les nerfs d’Eli, mais là, tout de suite, il se sentit des fourmis dans les poings et, dans la poitrine, une envie de se précipiter à côté, de l’empoigner par sa tignasse rousse et de lui mettre la dérouillée de sa vie. Jusqu’à ce qu’elle tombe inconscient
e, tiens, comme le grand Noir de la veille.
Parce que…
Comme ça.
Pour rien de précis.
Parce que la vieille sorcière, là, la foutue Grandma Jackson
leur avait balancé à tous un regard d’une telle haine que lui, Shoemaker, qui avait pourtant connu toutes sortes de bagarres de rue, l’armée et la prison, n’avait pu s’empêcher d’en être impressionné.
Peur ?
Sûrement pas !
Cours toujours . Compte là-dessus et bois de l’eau fraîche. Roule le toi serré et mets le toi où je pense
!

Il empoigna la bouteille de bourbon et s’en envoya une lampée, suivie de deux gorgées de bière.
De quoi les avait-elle menacés, la vieille, avec son index tordu pointé tour à tour sur chacun d’entre eux et ses yeux flamboyants de
maudite bestiole sortie directement de l’enfer ?
Des lézards…
Putain de foutaises de Négros !
Et pourtant…
Pourtant…
Peur ?
Non !
Pas peur, non, pas question, mais…
Mais quoi ?…

Il allait se rasseoir quand des hurlements aigus s’élevèrent à l’extérieur. Des cris de terreur et de douleur. Des braillements d’enfant en proie au pire imaginable.
Nelly ! cria-t-il.
Sa fille.
Dans la grange, la grange ou bon Dieu il lui avait interdit cent fois d’entrer !
Sa fille ! Son trésor ! L’unique lumière dans sa sombre vie !
– NELLY !

Une angoisse mortelle, sombre et lourde comme du bitume, l’envahit tout entier. Il laissa tomber à terre sa boîte de bière pleine, s’empara du shotgun posé en travers de la table et se précipita vers la porte.

(À suivre)

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