Pas de serrure, évidemment.
Ni poignée, ni pêne ni clenche. Rien qu’un trou dans le mauvais contreplaqué. Les Aborigènes se fichaient de qui entrait chez eux. Un loquet, pour eux, c’était un machin de métal qu’on pouvait revendre pour se payer un pack de bières.
À peine Mac Coogan eut rabattu la porte, s’y adossant, qu’il comprit à quel point il était foutu.
De nouveau, son être se dédoubla. D’un côté il y avait une sorte de pantin paniqué, râlant à chaque souffle, la bouche démesurément ouverte, le cœur cognant comme un marteau-piqueur dans la poitrine, les narines pleines de la puanteur de ses excréments.
De l’autre, un Michael Mac Coogan maître de lui, le marshall de Jarra-Creek, un individu lucide qui analysait froidement la situation et en tirait les évidentes conclusions : la tentative de trouver refuge dans ce bungalow avait été un réflexe stupide et il allait mourir, dévoré par les plus grands lézards qu’il ait jamais vus, tous identiques, surgis de nulle-part.
Foutu.
Non seulement les Aborigènes n’avaient aucun sens de la propriété, mais ils détestaient les espaces clos. Ils ne comprenaient même pas pourquoi les Blancs s’obstinaient à leur donner ces espèces d’immondes baraques dont ils n’auraient pas voulu pour eux-mêmes. Les Abos, eux, préféraient passer leur temps à l’extérieur, dans les « yards », où se trouvaient d’ailleurs leurs rares meubles : fauteuils, banquettes et lits. Plus les glacières à bières. Leur claustrophobie était telle qu’ils brisaient systématiquement toutes les vitres.
Le Mac Coogan fou de terreur éructait à chaque raclement de ce qui lui paraissait des dizaines, des centaines , des milliers de griffes dans son dos, derrière le mince panneau de bois.
Le Mac Coogan raisonneur observait les fenêtres en face de lui, deux rectangles de vide ouverts sur l’extérieur et se demandait avec une calme curiosité par laquelle entrerait le premier goanna.
La droite ? La gauche ?
Mac Coogan n’avait jamais misé un cent de toute sa vie, ni aux courses de chevaux, ni à celles de lévriers, encore moins au casino. C’était le moment, se disait-il, de prendre un pari. Le moment ou jamais.
Décidément, de drôles de pensées vous venaient quand on était confronté à l’horreur !
Avec le même détachement presque amusé, il observa deux têtes oblongues apparaître simultanément au bord inférieur de chacune des ouvertures.
Ni la droite, ni la gauche.
Aurait-il parié qu’il aurait perdu…
Il perçut le grattement des pattes qui cherchaient des prises dans le crépis irrégulier du mur.
Il vit les deux bestioles jaillies de l’enfer se hisser jusqu’à mi-corps sur les appuis des fenêtres puis, quasiment synchrones, sauter à l’intérieur de la pièce, atterrissant sur le paquet gondolé avec un même son mat et dur.
Dans un espace différent et très lointain de la réalité, l’autre Mac Coogan sanglotait et couinait comme un chiot battu.
Derrière lui, des bêtes se jetaient avec fureur contre la porte. Les chocs lui faisaient l’effet de coups de poings entre les deux omoplates.
En face, le deux goannas commencèrent d’avancer vers lui, de leur démarche à la fois sinueuse et raide, mécanique, lente mais têtue, projetant à quasiment chaque pas leur langue bifide.
– Ai-je déjà été mordu ? se demanda-t-il placidement.
Non. Pas pour autant qu’il s’en souvienne.
À quoi ressemblerait la douleur ? Serait-elle comme une brûlure ? Ou bien la coupure d’un couteau ? Ou… Ou…
Les deux goannas, toujours avec cet ensemble si parfait qu’il en devenait grotesque, refermèrent chacun leurs mâchoires sur une cheville du marshall. Ils le tirèrent en arrière. Il tomba sur le dos et se laissa traîner.
Un des Mac Coogan riait maintenant aux éclats, ayant miséricordieusement sombré dans la folie. L’autre se félicitait de connaître désormais l’effet d’une morsure de lézard géant. C’était à la fois comme si un bourreau lui enfonçait des lames de rasoir dans la chair tandis qu’un autre lui broyait les os à coups de marteau.
La porte libérée claqua contre le mur. Une cascade de goannas dévala dans la pièce et s’abattit sur Mac Coogan.
Puis…
Puis il eut encore conscience d’avoir la moitié du visage arraché, puis celle d’avoir un trou béant à l’abdomen, un peu au-dessus de la hanche. Puis il se posa la question de savoir quel était cet organe que des dents extrayaient de l’intérieur de lui-même. Puis il supposa que c’était son foie.
Puis il ne se demanda plus rien.
(À suivre)
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