Le van s’était couché sur le flanc droit, côté volant.
Après avoir tapé le fronton de l’église, il avait été rejeté en arrière, raclant l’asphalte, virant sur lui-même. C’était ce choc qui avait projeté Marilyn à l’extérieur.
Mary-Maud, elle, restait pendue sur le côté, jambes ballantes, maintenue collée au siège passager par la ceinture de sécurité qui s’occupait maintenant à lui écrabouiller le sein gauche.
– Super… Vraiment super…
Marylin gisait à cinq, six mètres, juste de l’autre côté de la mare d’éclats de verre du pare-brise en miettes. Elle faisait face à Mary-Maud, la tête reposant sur son bras, une jambe repliée, l’autre allongée par-dessus, la mini robe rose retroussée jusqu’à la moitié des fesses, dans une pose qui aurait pu être lascive, si la pauvre n’avait pas été couverte d’ecchymoses. Le front fendu d’une estafilade. Les genoux et les coudes ouverts. Du sang sur le pied. Du sang sur les mains. Du sang dans les cheveux blonds.
Une pose qui aurait pu être sexy s’il n’y avait pas eu cette effroyable bête, un grand lézard gris-noir, qui lui tournait autour, examinant son pied, passant derrière, observant sa nuque, revenant devant, détaillant sa poitrine, jetant hors de sa gueule sa langue bifide à chaque étape, comme un fauve qui, sûr de sa victoire, prend le temps de humer sa proie.
– J’peux pas bouger. J’sens plus rien. Oh mon Dieu j’suis paralysée !Les yeux bleus de Marilyn, écarquillés d’horreur, suivaient les déplacements de la bête, tant que celle-ci était dans son champ de vision, puis se braquaient sur Mary-Maud.
– Fais quelque-chose ! Au secours !
Au niveau de son entrecuisse, le tissu de la robe se faisait plus foncé. Une flaque de liquide s’étendait sur le bitume. La poupée blonde détruite urinait de terreur sans que son corps privé de réactions pût l’en empêcher.
– J’arrive ! cria Mary-Maud.
Toutes les rancœurs accumulées au cours de ces dernières semaines de galère étaient évanouies.
Pour Mary-Maud, soudain, il n’y avait plus que Marilyn, la meilleure amie qu’elle ait jamais eue. Marilyn, sa partenaire de scène, la clavier la plus balèze du monde. Celle qu’on aurait crue habitée par l’âme même de Jerry Lee Lewis quand elle reprenait à sa sauce, dansant, trépignant, sautant à chaque mesure, le tissu de sa robe ultra courte collée à ses chairs rondes par la sueur, les cheveux blonds en furie, les « kiss me » du refrain de Great Balls Of Fire.
Marilyn sa sœur d’aventure, qui se trouvait dans la pire des merdes qu’on pût imaginer.
Paralysée ?
Un lézard ?
Exactement comme avait dit le gros mec qui avait tenté de les dissuader de continuer leur route.
Trop connes !
Mais comment le croire, aussi, ce type à moitié beurré ?
Des lézards ?
Mary-Maud se rendit compte que, tandis que les pensées fusaient dans sa tête en désordre, elle s’escrimait sur le système d’ouverture de la ceinture. Et qu’elle avait beau appuyer et ré-appuyer sur le bouton « push » et tirer comme une malade, ça ne marchait pas.
Cette saloperie était coincée.
Pour tout arranger, la ceinture était si serrée qu’elle ne pouvait pas se glisser dessous.
Devant elle, à quelques mètres, l’effroyable bestiole tournait toujours autour de Marylin et s’enhardissait même à promener son mufle sur ses chairs, la frôlant, la caressant de sa langue à deux pointes comme un amant la peau de sa voluptueuse maîtresse.
Les seins lourds.
Le ventre rebondi.
Le renflement de la hanche.
Le pied…
– Ça me parle dans la tête ! gémissait Marilyn. Oh des mots… Des mots si méchants…
Le « french knife » !
Mary-Maud cessa de se tortiller pour se libérer. Et, du même coup, de se meurtrir le nichon. L’idée venait d’exploser dans sa cervelle.
Elle avait la solution.
Elle avait fourré le « french knife », le couteau français, dans la boîte à gants.
– Mary-Maud, le lézard me parle. Je te jure.
Marilyn sanglotait, maintenant.
– C’est dans ma tête Il dit qu’il va me tuer lentement…
Elle n’avait jamais pu retenir le prénom du type. Pour elle, il était « le gros lourd ». Un dadais blond qui tenait une armurerie à Port Macquarie, une petite ville de New South Walles où elles étaient restées une quinzaine de jours, engagées pour donner des concerts dans un bar sympa en bord de plage, le Bandwagon.
Le gros lourd s’était entiché d’elle et lui avait à moitié gâché le séjour en la draguant, eh bien… lourdement.
Il lui avait offert un joli couteau repliable de la marque Djeedo, de fabrication française, en lui disant que c’était la seule chose de qualité que ces bouffeurs de grenouilles de frenchies étaient capables de produire. À part les jolies filles, évidemment, s’était-il cru obligé d’ajouter.
Il était là, le Djeedo, planqué dans la boîte à gants, sous prétexte que ça pouvait toujours servir. Tout neuf. Avec sa lame aiguisée comme un rasoir.
Mary-Maud actionna la tirette d’ouverture de la boîte à gants, priant pour que celle-ci n’ait pas été faussée par le choc.
Le volet s’abattit sans problème.
À l’intérieur, il y avait tout un bordel de trucs renversés, des paquets de mouchoirs en papier, des cartes routières repliées n’importe comment, un vieux sachet de bonbons Pineapple-Lumps bouffés par les fourmis et…
Le Djeedo. Le french knife. Tout à fait à gauche, sous un dépliant publicitaire des bars de Gold Coast. Elle en distinguait le manche fait pour une moitié de métal noir, l’autre de bois clair.
– Du bois d’olivier, avait précisé Gros-Lourd.
Elle tendit la main.
– Oh non, merde, gémit-elle.
Le couteau était trop loin.
À cinq centimètres à peine du bout de ses doigts, mais trop loin.
– Mary Maud, criait Marilyn, il me traite de sale blanche. Il a une voix… Oh une voix si affreuse !
(À suivre)