La vieille femme aborigène s’est laissée aller sur le dos, épuisée.
Bien qu’elle ait fermé les yeux, elle distingue la tâche rouge du soleil, suspendu au centre du ciel. Il fait si chaud qu’elle croirait entendre l’air grésiller.
Elle s’en fout.
Elle ne craint pas la chaleur.
Il y a des millénaires que les gens de son peuple ont fait ami-ami avec la chaleur.
À présent, elle se redresse. S’époussetant machinalement du sable qui macule ses épaules, puis dans sa crinière épaisse, elle regarde la roche blanche, plate comme un autel, qui resplendit devant elle dans les feux du midi.
Le goanna a disparu.
Elle sourit, laissant voir plusieurs trous dans sa dentition.
– Crotte de lapin, c’était quelque chose, quand même !…
Ça avait marché !
Et comment !
Elle était encore une toute petite fille quand son arrière grand-mère, la première Grandma Jackson, une femme si vieille qu’elle avait connu ce pays avant que le premier Blanc y pointe son vilain nez pointu, lui avait indiqué de gros rocher blanc et appris les chants pour appeler le grand goanna à la rescousse.
Et ça a marché.
Crotte de crotte, oui, ça a marché !
Elle est venue un peu par hasard, poussée par la grande rage qui l’a prise la veille, quand cette bande de salauds a tué son neveu à coups de poing.
Elle n’y croyait qu’à moitié.
Elle marmonne:
– Les Blancs, y a pas d’milieu. Soit y nous prennent pour des arriérés, des débiles à peine sortis de l’âge de la pierre… Ou alors,à l’inverse, pour des créatures immanentes qui connaissent tous les secrets de l’univers…
Elle soupire.
– Les Blancs sont des cons.
La vérité, comme toujours, se tenait quelque part au milieu. Ouais, il restait encore quelques vieux schnocks dans son genre qui connaissaient quelques-uns des anciens trucs… Ouais, des trucs qui pouvaient marcher, parfois…
Elle se lève sans difficulté. Pour son âge, qui approche du siècle, elle est encore très souple.
Elle ramasse sa robe, un mauvais chiffon d’un bleu passé, un peu déchirée aux manches et à l’ourlet, mais, eh, qui va mettre du bon argent dans des toilettes chics ici, au fond du Queensland ?
Elle la gifle pour en faire tomber le sable et elle l’enfile.
Dans la poche de devant, elle trouve un bout de cigarillo et une pochette d’allumettes.
Ça c’est bien.
Elle a soif, elle a faim, mais elle encore plus envie de fumer. Elle l’allume et tire une bonne et longue bouffée qu’elle expulse par le nez.
– Waoh ! Quel trip, hein ?…
Pendant des heures, elle a vécu dans la peau de chaque goanna, parfois simultanément, vu par leurs yeux, flairé par leurs naseaux, marché sur leurs pattes, pensé avec leur méchante petite cervelle rusée.
Au bout du compte, elle s’est bien marrée.
Cet abruti obèse de Skafias, comment elle te l’a éventré !… Du boyau partout ! De la graisse et du boyau.
Et l’autre ordure, Eli, Shoemaker le roi des racistes… Une balle dans la tête… Bam, merci m’dame !…
Bien sûr, il a fallu crever sa petite morveuse. Ça, c’était un peu triste. Mais c’était une graine de saloperie et ça n’allait jamais donner que de la saloperie.…
Mac Coogan, crevé dans sa merde.
Le petit Walker, qui a cru pouvoir jouer à cache-cache avec elle. Là, elle s’est amusée. Le morpion a bien cru qu’il allait s’en tirer. Ben non, ma crotte ! Ça t’aura appris à tricher sur tout, les prix comme les dates-limites de vente. Ça t’aura appris à regarder tes clients comme des bouses de chameau. Ça t’aura appris à t’en foutre qu’un gosse de nègre vomisse ses tripes après avoir bouffé ton corned-beef périmé !
Sans oublier sa majesté Kaiser, le roi des cons, qui s’est livré lui-même à ses dents. À ses milliers de milliers de dents.
Dévoré, Kaiser. L’os à sec, avec plus rien que trois petits bouts de viande. Au milieu de son bordel de ranch dont il était si fier.
Puis les autres… Tous les autres…
(À suivre)